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Friday, January 27, 2012

En Tunisie, l’échec d’un procès

En Tunisie, l’échec d’un procès
par Jean-Pierre Séréni, mercredi 25 janvier 2012

Le Monde Diplomatique : L'Affaire Barraket Essahel
http://tunisitri.wordpress.com/2012/01/27/tunisie-laffaire-barraket-essahel-lechec-dun-proces/#more-4533/

On attendait beaucoup du premier grand procès politique à se tenir après la chute de Ben Ali et de son régime. On attendait en particulier que la justice tunisienne se débarrasse, une fois pour toutes, de ses trois maux : le mystère, la manipulation et le mensonge. La déception est à la hauteur de l’espoir.

Vingt ans après les faits, le procès entendait faire la lumière sur l’affaire Barraket Essahel, du nom d’un lieu-dit à l’entrée d’Hammamet où une poignée d’officiers supérieurs de l’armée se seraient réunis, le 6 janvier 1991, pour préparer un putsch militaire contre le général Ben Ali, devenu lui-même président de la République quatre ans auparavant également grâce à un coup d’Etat. Livrés par leurs supérieurs, ils ont été l’objet de tortures et de sévices atroces dans les locaux de la Direction de la sécurité de l’Etat (DSE), l’une des plus redoutables polices politiques d’un régime qui n’en manquait pas. Là, en mai 1991, dans l’enceinte du ministère de l’intérieur, les tortionnaires cherchaient à leur faire avouer que leur commanditaire était le parti islamiste interdit Ennahda et qu’ils en étaient l’avant-garde militaire.
Au bout de quelques jours, les autorités durent admettre l’évidence : les officiers arrêtés n’étaient pas des comploteurs mais les victimes d’une odieuse machination. Le ministre de l’intérieur de l’époque, Abdallah Kallel, fut chargé de leur présenter des excuses présidentielles pour cet « impair » et de leur promettre réparation et retour rapide dans leurs unités. Il n’en fut rien ; la quasi-totalité furent mis à la retraite d’office par l’armée, et certains furent l’objet de brimades et d’interdits professionnels durant vingt ans.

Après le 14 janvier 2011, les victimes de Barraket Essahel alertent l’opinion sur leur calvaire et réclament leur réhabilitation. Vers qui se tourner ? Des plaintes sont déposées auprès du parquet de Tunis, un juge d’instruction est nommé. Il a sous la main Abdallah Kallel, qui a été inquiété à peine une semaine après le 14 janvier, puis arrêté pour avoir fait parti du bureau politique du RCD, le parti-Etat du temps de Ben Ali. Président de 2004 à 2011 du Conseil de la nation, une assemblée consultative sans pouvoirs, il devient le principal accusé de l’affaire et fait figure de coupable avant même le procès, à la suite d’une campagne médiatique qui n’hésite pas devant les calomnies et les bassesses et où s’illustre une presse de caniveau déjà à l’œuvre du temps de Ben Ali.

L’accusation ne cherche ni à tirer au clair le « faux » complot de Barraket Essahel, ni à savoir qui a monté cette ténébreuse machination, qui l’a couverte et l’a exécutée mais seulement à établir si le ministre de l’intérieur de l’époque a été l’un des tortionnaires. Puis bientôt tout se réduit à une seule question : les victimes ont-elles vu Abdallah Kallel ? Les a-t-il reçues et le cas échéant avaient-elles des traces visibles de torture ? Sa présence aux séances n’est confirmée par aucune victime.

Le souci du magistrat est avant tout de soustraire les chefs militaires de l’époque à la curiosité publique ; il ne fait procéder à aucune investigation par la police judiciaire. Mais il a beau être timoré, on ne saurait prendre trop de précautions. Subitement, fin juin, le juge civil se déclare incompétent, l’affaire passe du tribunal de première instance de Tunis au tribunal militaire. Pourquoi ce transfert en cours d’instruction ? Les victimes sont des militaires ! Leurs plaintes doivent donc être jugées par des militaires. En 1991, dommage pour eux, la hiérarchie n’a pas eu le même raisonnement – il aurait évité à de brillants officiers de voir leur carrière brisée et de subir d’odieuses violences de la part de civils.

Le juge d’instruction militaire disculpe immédiatement le ministre de la défense en place en 1991 et refuse d’interroger les généraux mis en cause dans les plaintes des victimes qui ont envoyé leurs subordonnés au ministère de l’intérieur, en particulier le directeur général de la Sécurité militaire d’alors, dont le représentant, un officier, assistait aux séances de tortures au ministère de l’Intérieur. Ceci explique cela ? Il est aujourd’hui général, en charge d’un commandement important.

La justice tunisienne s’est largement fourvoyée dans cette affaire. Le procès n’a ni apporté la preuve qu’Abdallah Kallel était présent dans la salle de tortures [ou donné des ordres], ni débattu de sa responsabilité politique et de celle des autres responsables civils et militaires dans ce drame. L’ex-président qui figure parmi les inculpés a été pour ainsi dire absent de l’instruction et des débats. On n’a pas cherché les traces qu’avaient pu laisser cette affaire dans les archives de la présidence, dans celles de l’armée ou de la police politique concernée, la Direction de la sécurité d’Etat, dont le responsable d’alors n’a pas été retrouvé, faute apparemment d’avoir été recherché.
Son chef, M. Ganzoui, qui à l’époque était directeur général des services spéciaux et chapeautait pas moins de six services de police dont la DSE, était bien dans le box des accusés, mais il a soutenu sans être contrarié par ses juges qu’il n’avait eu aucun rapport avec Ben Ali au sujet de Barraket Essahel — alors qu’il est de notoriété publique que Ben Ali, ancien ministre de l’intérieur, avait emporté avec lui à la présidence tout le dispositif sécuritaire tunisien, ne laissant à ses successeurs au ministère que les affaires locales et les pompiers...

Le 1er février, la cour d‘appel militaire doit se prononcer sur le jugement du 29 novembre du tribunal militaire de première instance de Tunis qui a condamné les contumaces à 5 ans de prison et les accusés emprisonnés à 4 ans sans preuve. Le jugement a été basé en partie sur une loi… égyptienne pour exclure la prescription et pour le reste sur la seule intime conviction du juge. C’est une première : la justice militaire ne prévoit un double degré de juridiction que depuis le printemps 2011. On attend un peu plus de clarté et de cohérence dans la décision des juges d’appel. Il importe de reprendre à zéro un procès bâclé et unilatéral, de procéder à une instruction portant sur les civils mis en cause mais aussi sur les officiers supérieurs impliqués qui ont été « oubliés » la première fois, avec une instruction à charge et à décharge, et recueillant également les témoignages demandés par la défense.

Si la révolution avait besoin d’un grand procès pour apaiser l’opinion, pourquoi n’a-t-elle pas jugé par contumace l’ex-président, ce qui aurait permis aux Tunisiens de comprendre le fonctionnement d’un régime autoritaire dont ils ont souffert pendant vingt-trois ans ? On comprend, dans les circonstances actuelles, la réticence des juges militaires à mettre en cause, même après plus de vingt ans, des responsables de l’armée. La raison d’Etat rend-elle la tenue d’un procès équitable impossible ? Dès lors, pour sortir de l’impasse, ne serait-il pas préférable que l’institution militaire procède à la réhabilitation solennelle des victimes de Barraket Essahel, accueille en son sein ceux qui sont encore en âge de servir et offre réparation aux autres ?

A moins que l’objectif caché ne soit de faire taire Abdallah Kallel qui, comme président du Conseil de la nation présent à la télévision au soir du 14 janvier 2011 – aux côtés de son homologue de l’Assemblée nationale, Fouad Mebaâza et du premier ministre, Mohamed Ghannouchi –, figurait dans le trio chargé d’assurer la succession de Ben Ali en fuite. Dans la nuit, il fut écarté tandis que les deux autres prenaient en charge la présidence de la République et la direction du gouvernement, pour des raisons qui n’ont jamais été rendues publiques.

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