Séminaire de doctorat
Économies du monde musulman
Coordonné par :
Fatiha TALAHITE Économiste,
HDR, chargée de recherche au
CNRS, CRESPPA-GTM (UMR 217 CNRS/ Universités Paris 8).
Saïd SOUAM Économiste,
Professeur Université Paris Ouest Nanterre La Défense,
chercheur à ECONOMIX
(UMR CNRS/Université Paris Ouest Nanterre La Défense),
chercheur associé au CREST.
Jean-Yves
MOISSERON Économiste,
HDR, Chargé de Recherche à
l’IRD, UMR 201 « Développement et sociétés », IRD/Université Paris 1
Panthéon
Sorbonne, directeur-adjoint
du collège
international des Sciences du Territoire.
Séance
4
Economie politique islamique :
l’hypothèse de
justice
Noureddine El Aoufi Université
Mohammed V, Rabat
Discutante :
Fatiha TALAHITE
Vendredi 26
avril 2013,
16h-18h, salle S/18
Maison des
Sciences
Économiques, 106 - 112 boulevard de L'Hôpital, 75013, Paris
Métro Campio
Formio,
ligne 5
Le séminaire
est ouvert au
public, sans inscription, et a lieu tous les derniers
vendredis du mois (sauf
vacances et jours fériés)
Noureddine el
Aoufi est
professeur
d’économie à l’Université Mohammed V de Rabat, où il dirige
le Laboratoire
Economie des Institutions et Développement (LEID). Il est
membre résident de
l’Académie Hassan II des Sciences et Techniques, président
de l’Association
Marocaine de Sciences Economiques (AMSE) et directeur de la
revue Critique
économique.
Ses travaux
de
recherche portent sur l’économie du développement,
l’économie industrielle,
l’économie du travail, l’économie de l’entreprise, dans une
perspective
institutionnaliste.
Parmi ses
publications
:
• « Islam,
institutions et
développement », Revue Tiers-Monde, n° 212,
octobre-décembre.
• Le Maroc
solidaire. Un projet pour
une société de confiance, Editions Economie critique, Rabat,
2011 (sous la
direction de).
• « L’évolution
économique du Maroc
indépendant», in ouvrage
collectif Histoire du Maroc, Institut
Royal pour la Recherche sur l’histoire du Maroc, 2012.
• « Théorie de
la régulation : la
perspective oubliée du développement », Revue de la
régulation [En ligne], n°6
| 2e semestre 2009, mis en ligne le 08 décembre 2009. URL :
http://regulation.revues.org/index7641.html
• « Le rôle des
croyances dans le
processus du développement économique. Arguments pour une
recherche », Actes de
la session plénière solennelle 2008, Académie Hassan II des
sciences et
Techniques, Royaume du Maroc, 2009.
• Les jeunes,
mode d’emploi. Chômage
et employabilité au Maroc (2008), Economie critique, Rabat
(avec M. Bensaid)
• L’agriculture
marocaine à l’épreuve
de la libéralisation (2008), Economie critique, Rabat (avec
N. Akesbi et D.
Benatya)
• Economie des
organisations (2007),
Editions Economie critique, Rabat/L’Harmattan, Paris (avec
M. Bensaid et M.
Hollard).
Les
longs développements consacrés par Ibn Khaldûn, dans sa Muqaddima (prolégomènes), aux conditions du
développement
économique et aux causes du déclin des « cités » font
ressortir le
rôle incombant à la qualité des institutions. Les « bonnes
institutions » favorisent le développement et, à l’inverse,
les
trajectoires d’involution correspondent à des dispositifs
institutionnels
incohérents, inadaptés et incapacitants.
Cette optique
rejoint
en partie les conclusions dégagées par Douglas North dans
les quelques passages
de son ouvrage qu’il a consacrés au monde musulman (North,
2005) : l’échec
du développement dans le monde musulman s’expliquerait,
outre la prédominance
des transactions personnelles et informelles sur les
transactions
impersonnelles et formelles, par l’inefficience des
institutions et la trop
faible assomption des changements, liés au développement du
capitalisme,
intervenus notamment dans les modes de « gouvernance. »
La
perspective
proposée par Ibn Khaldûn est, toutefois, plus essentialiste
dans la mesure où
elle a trait aux formes d’exercice du pouvoir et aux
dispositifs de la
domination. C’est le concept de gouvernementalité,
dû à Michel Foucault (2004), qui rend bien compte des
intuitions khaldûniennes
quant à l’extension des enjeux de la politique à l’ensemble
des conditions
d’existence (économiques, sociales, culturelles,
biologiques, mentales,
comportementales, spirituelles, etc.) des individus, des
groupes et des
populations.
Cette forme de gouvernement exercé « sur les corps
et sur les
âmes », que Michel Foucault appelle « biopouvoir et qu’il
situe au
XVIIIè siècle, se fonde sur un « dispositif de pouvoir »
conjuguant
souveraineté, discipline, sécurité et normalisation ou
homogénéisation sociale. Ne se résorbant
pas dans
« l’instance de la loi », la gouvernementalité,
dans le monde moderne, «a pour forme
majeure de savoir l’économie politique.» Il s’agit pour
Foucault d’une
inflexion majeure opérée dans le principe du pouvoir en
relation avec la
« grande transformation » du capitalisme (Polanyi, 1983).
Dans la Muqaddima, Ibn
Khaldûn décrit pour
le monde arabo-musulman une gouvernementalité ayant
pour « forme
majeure de savoir » les « sciences traditionnelles » (tafsîr
ou exégèse, fiqh, ‘ilm al-kalâm ou
scolastique) où la raison (‘aql)
cède la place à la récitation et à la transmission (naql).
Les
prescriptions d’ordre économique, éclatées dans le vaste
corpus du fiqh et
procédant des mêmes registres traditionnels, demeurent
dédiées aux « moyens
de gagner sa vie » et ne définissent, par conséquent, qu’une
« forme
mineure » de gouvernementalité. Un « bio-pouvoir »
non
pas politico-économique mais théologico-politique : le
gouvernement des corps
par le biais et le dispositif du gouvernement des âmes.
Dans la présente communication,
on tente
d’expliquer la cohérence d’une telle forme de gouvernementalité
et sa
relative stabilité historique en explorant les fondements de
l’économie
politique islamique.
Celle-ci, à la différence des
autres paradigmes
économiques, notamment néo-classique et marxiste, semble
avoir pour fondement
essentiel le principe de justice. En effet, c’est sur la
base de ce principe
que, dès l’origine, s’est formée à Médine la « nouvelle
société »
inspirée des versets, coraniques, à tonalité constructiviste
ou politique, de
la période médinoise. Le calife Omar Ibn Al-Khattâb ira même
jusqu’à faire de
la justice une variable d’ajustement en période de crise
(famine survenue en
638), transgressant ainsi les « limites » (houdoud)
imposées
par la Charia.
Dans la hiérarchie des
catégories fondatrices (liberté
pour le modèle standard, égalité dans la théorie
marxiste), la valeur de
justice (notamment sociale) occupe, au sein
de l’économie
politique islamique, une position transcendantale,
déterminante en dernière
instance. La justice est première, en d’autres termes c’est
par elle que les libertés
négatives (juridiques) deviennent positives et
que les individus
peuvent traduire leurs positions formelles
en dispositions
réelles et en fonctionnements,
c’est-à-dire en capabilités (Sen, 2009). C’est aussi en vertu du principe
de justice que l’égalité
(justice commutative), prenant la forme d’équité
(justice distributive),
peut retrouver sa congruence avec le « naturalisme
méthodologique »
islamique (ordre naturel).
En mettant en avant, dans le
même registre, la
liberté, la dignité et la justice sociale, les « révolutions
arabes »
n’ont fait que révéler un paradoxe radical entachant
la configuration du mulk
(pouvoir) dont le fondement est la norme de
justice. En effet,
cette dernière renvoie à un double principe de justification :
elle
octroie une légitimité transcendantale au pouvoir
(théologico-politique), mais,
en cas de défaillance du dispositif de justice, le refus de
se soumettre
devient un impératif tout aussi transcendantal, comme en
témoigne l’événement
de la « grande discorde » (Djait, 1989) sous le règne du
troisième
calife Othmân Ibn ‘Affân (644-656).
L’hypothèse de justice ainsi
suggérée débouche sur
l’énoncé, à grands traits, d’une pragmatique du
développement économique
incorporant, sur une base institutionnelle, irréductiblement
politique,
l’exigence de justice sociale.
-- Fatiha TALAHITE Directrice adjointe du CRESPPA Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris UMR 7217 CNRS 59-61, rue Pouchet 75849 Paris Cedex 17
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