Ben Guerdane, vivier tunisien du jihad en Syrie
Inquiet
de voir les jeunes voisins partir un à un, Mahmoud (1) avait pris soin,
comme beaucoup de parents à Ben Guerdane, de cacher le passeport de son
fils. Ça n’a pas suffi pour empêcher Karim, 20ans,de filer en douce. « Ils étaient dix au total
», raconte le père. Direction la Libye, à quelques kilomètres de cette
petite ville du sud tunisien, puis la Turquie, avant de passer en Syrie.
Comme des centaines, voire des milliers de jeunes Tunisiens, ils sont
partis combattre le régime de Bachar al-Assad, le plus souvent aux côtés
des jihadistes du Front al-Nusra. Juste après la révolution, à l’instar
de dizaines de milliers d’autres à l’époque,Karim avait voulu embarquer
clandestinement pour l’Europe, mais sa famille l’avait retenu in
extremis.
Des dizaines de jeunes de ce village du Sud auraient rejoint la lutte armée. Les parents tentent de s’organiser.
Puis le jeune vendeur, qui a « toujours fait ses prières,mais sans plus
», selon son père, a peu à peu adopté l’idéologie salafiste, tendance
jihadiste. Mahmoud s’élève contre ce jihad qui risque de lui coûter son
seul garçon, pilier de la famille selon la tradition.
« CHARIAA ». Taoufik n’avait pour sa part « rien vu venir
». Cet habitant de Tunis a depuis retracé l’itinéraire de Zied, 22 ans,
parti le 6 janvier par l’aéroport de Tunis-Carthage, l’autre voie pour
rejoindre le front syrien. Zied a vidé son compte et fait sa valise. Le
père, militaire à la retraite, n’a toujours pas compris la
transformation rapide de son benjamin. En deux ans, l’étudiant en
finances, fan de foot, adopte des positions radicales.
« Il rejette l’armée, la police, l’Etat en général. Il est devenu têtu, c’était difficile de discuter. Mais il n’était pas brutal », essaye d’analyser Taoufik. Depuis qu’il est parti, Zied donne des nouvelles une fois parmois. « Il dit qu’ilmange bien, qu’il ne participe pas aux combats. Apparemment, il apprend la charia et l’enseigne à des enfants
», rapporte le père. Karim, lui, n’a appelé que deux fois. Il se trouve
«dans les montagnes, près de la frontière turque », et Mahmoud suppose
que, vu son jeune âge, le fiston n’est pas au front. Lui et sa femme
sont souvent devant leur télé, à l’affût d’un indice dans l’actualité
syrienne. Comme beaucoup de voisins.
La ville est réputée être l’un des
principaux viviers de volontaires, comme au temps de la guerre en Irak.
Personne n’a de chiffre précis, certains parlent de 50 à 100 jeunes.
Même incertitude à l’échelle du pays. Alors que les pages Facebook
jihadistes égrènent les photos des « martyrs » tombés au
combat, les autorités sont longtemps restées quasi muettes. Un rapport
de l’ONG International Crisis Group évoque 2000 combattants.
Le ministre des Affaires étrangères a récemment assuré qu’ils sont « 800 au maximum ». Quoi qu’il en soit, les départs en Syrie sont devenus un phénomène qui touche de nombreuses villes et « toutes les catégories sociales », explique un professeur de Ben Guerdane qui a vu s’évaporer beaucoup de ses anciens élèves. « Les brillants comme les mauvais, des riches, des pauvres. Certains avaient des problèmes dans leur famille, d’autres non », décrit-il. Beaucoup ont à peine plus de 20 ans.
« Jihad du nikah »
« Dans les cas qui m’ont été
présentés, ils font tous de bonnes études, observe l’avocat Badis
Koubakji. Ils sont tous devenus salafistes en un an et demi. Ça touche
des fils de banquier, des quartiers chics, beaucoup de supporteurs de
foot… » Les autorités ont même recensé 16 jeunes femmes envoyées au « jihad du nikah », le soutien sexuel aux combattants. « ÉTINCELLE
». Jusqu’à il y a peu, les familles ne bronchaient pas, craignant des
représailles. Mais, ces dernières semaines, le mur du silence s’est
fissuré, avec la médiatisation de plusieurs cas.
Celui de Hamza Rajeb, en fauteuil roulant
parti faire du « jihad informatique », a particulièrement choqué.
Quelques jours après le témoignage de son frère Iqbel, en pleurs à la
télé, le jeune homme est rentré. « Ça a été l’étincelle »,
rapporte Badis Koubakji, président de la toute nouvelle Association de
secours des Tunisiens à l’étranger, qui a pour ambition d’être « un groupe de pression contre le silence des politiciens ». Car « il
n’y a aucune politique de prévention pour stopper ce fléau. On voudrait
une campagne de sensibilisation dans les médias, un contrôle sur les
mosquées, une fatwa du mufti [l’autorité religieuse consultative, ndlr]», propose-t-il.
Les familles voudraient aussi voir les autorités sévir contre « les réseaux
» de départ. Beaucoup dénoncent le laxisme, parfois jugé complice,
d’Ennahda, principale composante de la coalition au pouvoir. Sous la
pression, le parquet de Tunis a fini par ouvrir une instruction, afin
d’enquêter sur les filières. Une cellule de crise a été créée par le
nouveau ministre de l’Intérieur, l’indépendant Lotfi ben Jeddou, qui
affiche sa fermeté.
Desmesures de restriction de circulation
ont été prises, et 1000 départs empêchés ce dernier mois, assure-t-il.
Selon lui, cinq « points de recrutement » ont été démantelés.
Tunis craint que l’expérience de la lutte armée ne radicalise davantage
la jeunesse jihadiste. Peu nombreux pour le moment, « les Tunisiens de retour de Syrie sont sous surveillance », a déjà précisé le ministre de l’Intérieur.
ANSAR ALCHARIA :
L’organisation est née en avril 2011, sous l’égide d’Abou Iyadh, vétéran
de l’Afghanistan, amnistié après la révolution. C’est la principale
force salafiste jihadiste. Non légale, elle constitue toutefois une
forme d’institutionnalisation de cette mouvance, selon les chercheurs.
Les salafistes jihadistes se distinguent des salafistes piétistes, qui
ne contestent pas les pouvoirs en place.
Article paru aujourd’hui dans Libération (Par Elodie Offrey). Les prénoms ont été changés.
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