« Le
penseur algérien Malek Bennabi qui a défendu les « frères musulmans » durant
vingt ans, de 1934 à 1954, a changé d’attitude quand il est allé en Égypte en
1954. Il a constaté qu’ils considéraient les autres musulmans non affiliés à
leur confrérie comme des apostats ».
Propos
recueillis par Abdellatif Labidi
Akhbar Al
Joumhouria : 16-22 Janvier 2013
Ahmed Manai
a été un opposant farouche au régime Ben Ali. Il a été arrêté et torturé avant
de s’exiler en France où il continua son combat. Il fut connu pour sa défense
des islamistes auprès des organisations des droits humains et dans les
instances internationales. Il fut même un ami personnel de Rached Ghannouchi.
Rentré en Tunisie en 2008, il est devenu la cible des attaques et des
accusations d’Ennahdha qui, après l’avoir longtemps considéré comme l’un
des siens, va l’accuser d’être un pion de l’ancien régime.
Dans cet
entretien, Ahmed Manai nous révèle de nombreux détails sur l’histoire du
mouvement Ennahdha, sur ses relations avec nombre de ses dirigeants et ses
positions sur de nombreux sujets.
Akhbar al
joumhouria : Quel est le secret de votre rupture avec le mouvement
Ennahdha ?
Ahmed
Manai : Je n’ai jamais été ni membre ni activiste de ce mouvement, je l’ai
tout simplement défendu et défendu son droit à une existence légale en tant que
mouvement politique, comme tous les autres partis politiques. Il en fut ainsi
depuis sa naissance en 1981 et je l’ai défendu en même temps que ses
prisonniers et ses réfugiés. Mais au bout de quelques années et alors que je me
trouvais en exil, j’ai rencontré nombre de ses dirigeants et découvert que
j’avais tort. Le différend n’opposait pas un régime despotique contre un
mouvement politique citoyen et pacifique mais un régime despotique à un
mouvement qui organisait un putsch contre lui.
A.A.J :
Quel est ce coup d’État qu’Ennahdha a toujours nié ?
D’abord je
vous rappelle qu’aucun mouvement islamiste à travers le monde ne reconnaît ses
fautes et ne s’en excuse. J’ai demandé à Rached Ghannouchi de présenter ses
excuses aux milliers de victimes, les siennes et celles de la direction de ce
mouvement, considérant que cela est le minimum qu’il puisse faire pour elles,
mais il a refusé. Et les fautes ne sont pas que politiques mais aussi morales.
Je peux vous assurer qu’il n’acceptera jamais de le faire et ne reconnaîtra
jamais des fautes qui ont coûté très cher au pays. Ennahda, comme tous les
mouvements islamistes, ne reconnaît jamais ses crimes et ses nombreuses tentatives
de coup d’État. Et je demande à Si Rached : « pourquoi ne
reconnaissez-vous pas vos fautes et ne présentez vous pas vos excuses à ceux
dont vous avez brisé la vie, à ceux qui ont été emprisonnés et torturés, à ceux
dont les familles ont été détruites. Aucun doute que le régime a sa part de
responsabilité, mais avouez que vous aussi, vous êtes responsable ».
A.A.J :
Mais vous ne parlez pas des tentatives de coup d’État.
A.M : C’est vrai, je vais vous répondre.
En 2002, alors que j’étais encore en exil, Le Docteur Moncef Ben Salem,
l’actuel ministre de l’enseignement supérieur, m’a envoyé une lettre, dans
laquelle il me donnait de nombreux détails sur la tentative de coup d’État
avortée qu’il avait dirigée en 1987. Ceci donne une idée de la réalité profonde
de ce mouvement, dans lequel, la violence fait partie intégrante de son
histoire. Ennahdha a planifié deux coups d’État, le premier en 1987 et le
second en 1991. Ce qui est terrible, c’est qu’au bout de 25 ans, ils continuent
encore, à maintenir le secret sur ces tentatives, bien que nombre de ses
responsables et surtout, Moncef Ben Salem et un nombre d’autres déclarations
ont reconnu les faits. Il aurait été plus judicieux et plus honnête de ne pas
impliquer les sympathisants, les partisans et les alliés dans ces mésaventures,
c’est le minimum moral.
Il faudrait
ajouter à cela, les attentats contre les hôtels de Sousse et Monastir en 1987,
puis, l’acte criminel de Bab Souika en 1991. Ennahdha n’a jamais cherché à
parvenir au pouvoir par des moyens pacifiques et démocratiques, mais, à prendre
le pouvoir et à succéder à Ben Ali par n’importe quel moyen.
En ceci,
elle est à l’image de tous les mouvements islamiques qui vont jusqu’à accuser
d’apostasie leurs rivaux. Ceux qui croient à leurs prétentions de vouloir
cohabiter pacifiquement avec les autres se trompent. Ils ont été jusqu’à
excommunier ceux des leurs qui les ont quittés.
Comme qui
par exemple ?
Par exemple,
Slim Ben Hamidane, Imed Daimi, Chokri Hamrouni, membres d’Ennahdha qui l’ont
quitté pour cofonder le CPR en 2001. Ils furent traînés dans la boue et
la cible d’une campagne haineuse, traités d’apostats et de laïcs. J’ai
gardé beaucoup de textes les concernant parce que j’ai remarqué que les sites
internet nahdhaouis détruisent leurs archives.
A.A.J :
Qu’attendiez-vous de Rached Ghannouchi ?
A.M :
Qu’il s’excuse même par une phrase lapidaire dans un de ses discours, parce que
j’ai la certitude qu’il a été la cause des malheurs des militants de base de
son mouvement. Mais il ne l’a pas fait et il ne le fera jamais malheureusement,
car je ne connais personne dans les mouvements islamiques qui ait osé
s’excuser pour les fautes de son mouvement. Le penseur algérien Malek Bennabi
qui a défendu les « frères musulmans » durant vingt ans, de 1934 à
1954, a changé d’attitude quand il est allé en Égypte en 1954. Il a constaté
qu’ils considéraient les autres musulmans non affiliés à leur confrérie comme
des apostats.
A.A.J :
J’ai l’impression que vous ne faites pas confiance aux dirigeants d’Ennahdha au
pouvoir ?
A.M :
Je n’ai confiance en aucun des dirigeants d’Ennahdha, à l’exception de ceux qui
l’ont quitté. J’avais des relations avec ceux qui sont actuellement au pouvoir,
mais malheureusement, je ne peux leur faire confiance et je m’étonne que
certains d’entre eux se retrouvent à des postes ministériels. Cependant, il est
vrai qu’ils sont au pouvoir à la suite d’élections honnêtes.
A.A.J :
Pourquoi cet étonnement ?
A.M :
Parce qu’ils avaient appelé et usé de la violence et que celle-ci est
partie intégrante de leur discours et de leur littérature ; comment donc
accepter qu’ils se targuent actuellement de démocratie. Mais je pense qu’ils
renoueront avec leur nature parce que la violence est concomitante des
mouvements islamistes.
A.A.J :
Que pensez-vous des ligues de défense de la révolution ?
A.M :
Ces ligues me rappellent les comités de sauvegarde, au début de la révolution,
qu’utilisait le parti destourien pour réprimer les Youssefistes. Pour moi, ces
ligues sont juste, des instruments entre les mains d’Ennahdha pour agresser ses
rivaux. Ce sont donc des ligues pour défendre Ennahdha et non la
révolution. Je pense que le gouvernement est en mesure de dissoudre ces
ligues en Conseil des ministres s’il en avait la volonté mais c’est Ennahdha
qui le refuse.
A.A.J :
Beaucoup de gens vous accusent d’avoir fait un compromis avec le régime de Ben
Ali pour rentrer en Tunisie et c’est ce qui expliquerait la campagne d’Ennahdha
contre vous.
A.M :
C’est archifaux et c’est une campagne haineuse de la part de gens que j’ai
aidés et défendus depuis leur naissance. La vérité est que, depuis que j’ai
quitté la Tunisie le 18 mai 1991, j’ai reçu de nombreux émissaires du président
Ben Ali m’invitant à rentrer. A chaque fois je posais le problème des
prisonniers politiques et à la toute dernière fois, on m’avait promis qu’ils
seraient libérés pour les élections de 2009.
En juin
2008, j’ai donné une interview à « Aljazeera –Moubacher » et
j’ai répondu à une question sur l’opposition tunisienne. J’ai déclaré que cette
opposition était disparate et faible, mais, qu’il y avait un parti qui était
capable de devenir un rival sérieux du parti au pouvoir, mais, qu’il s’était
empressé et avait commis la faute de tenter à deux reprises, en 1987 et en
1991, un coup d’État. Le lendemain, j’ai reçu* un appel téléphonique d’un homme
qui s’était présenté comme un fonctionnaire à l’ambassade de Tunisie à Paris et
a demandé à me rencontrer. Ce qui fut fait le même jour. Il m’avait transmis le
désir de l’ambassadeur de me rencontrer. Nous nous sommes accordés sur un
rendez-vous pour le lendemain. J’ai rencontré l’ambassadeur et nous avons
longuement discuté et c’est alors qu’il m’a transmis le message du président de
pouvoir rentrer au pays en toute sécurité. Je lui ai expliqué la situation de
ma famille dont les membres avaient quitté clandestinement la Tunisie en 1992
et je voulais savoir si elle faisait l’objet de poursuites judiciaires. J’ai
posé le problème des prisonniers, et demandé à ce qu’il soit réglé. Au
bout d’une semaine l’ambassadeur m’a téléphoné et m’a informé qu’il n’y avait
aucune poursuite contre ma famille. Je ne suis rentré en Tunisie que cinq mois
plus tard, exactement, le neuf octobre 2008. Quelques jours plus tard, les derniers
prisonniers d’Ennahda ont été effectivement libérés. De quel compromis
parle-t-on alors?
A.A.J :
Comment évaluez-vous l’action du gouvernement de la Troïka ?
A.M :
En comparaison avec le premier gouvernement de l’indépendance, ce gouvernement
n’a rien fait. D’une part, parce qu’il n’a aucune vision claire de la
situation, et d’autre part, qu’il n’a aucune stratégie pour l’avenir. Il
s’est contenté de faire des promesses. La coalition des trois partis au pouvoir
a aggravé la situation, et réduit ses chances de réussite. Nous ne sommes pas
habitués à ce type de gouvernement. C’est pour cette raison que j’estime que
nous avons besoin d’un régime où le président est élu au suffrage universel,
par le peuple.
Je vous
confie d’autre part, que je suis pour qu’Ennahdha gouverne toute seule et je
crois qu’elle en est capable ; ainsi, aux prochaines élections les
Tunisiens la jugeront sur ses résultats.
A.A.J :
Comment jugez-vous les déclarations du président provisoire Merzouki et ses
positions ? Et quel est son avenir politique ?
A.M :
Aux prochaines élections, l’avenir de Moncef Merzouki sera derrière lui
et je ne tiens aucun compte des sondages d’opinion qui le présentent comme un
candidat sérieux. Je suis conscient de ce que je dis. Un président qui se fait
caillasser et accueillir par des « Dégage », n’a aucun avenir
politique. Quant à ses déclarations et ses prises de position, elles sont dans
l’ensemble, des réactions intempestives à des événements, des coups de sang,
dont il ne calcule guère les conséquences.
A.A.J :
Vous ne pouvez tout de même pas réfuter qu’il soit un militant des droits
humains et l’un des plus virulents opposants à Ben Ali ?
A.M :
Donnez-moi un seul dossier d’un prisonnier ou d’un exilé que Merzouki aurait
défendu auprès des organisations des droits humains internationales ou même
tunisiennes. Alors qu’il était président de la ligue des droits de l’homme il
n’a pas mené à bien un seul dossier. Moncef Merzouki est le produit de
l’activisme de nombreux militants, notamment de feu Ali Saidi, qui l’ont fait
connaître auprès des Français, des Européens et des Canadiens, et c’est à ce
dernier qu’il doit sa réputation de militant des droits de l’homme. Moncef
Merzouki est surtout un médecin et un écrivain.
A.A.J :
Comment jugez-vous l’action de l’opposition ?
A.M. :
l’opposition excelle dans la critique et malheureusement, je ne vois
aucun parti de l’opposition qui ait un semblant de programme économique pouvant
sortir le pays de l’impasse où il se trouve et régler les problèmes sociaux
tels que celui du chômage…
A mon sens,
une opposition sans programme et sans une vision claire pour l’avenir, ne peut
être considérée comme une opposition sérieuse.
A.A.J :
Êtes-vous confiant dans l’avenir du pays ?
A.M. :
Comment puis-je l’être alors qu’Ennahdha est au pouvoir ? Franchement si
ce parti viendrait à gouverner le pays pendant dix ans, de nombreux Tunisiens
seraient contraints à partir pour l’étranger. Personnellement j’étais en
contact avec ce parti pendant longtemps, j’ai défendu son droit à une existence
légale et j’ai défendu, gratuitement**, ses prisonniers et ses demandeurs
d’asile, mais, j’ai définitivement rompu avec eux, parce que je ne peux
accepter qu’ils travestissent la vérité. Ils prétendent être des victimes de
Ben Ali, qu’ils avaient gagné les élections de 1989 et que Ben Ali les
avait truquées. J’ai participé à ces élections et je peux vous
assurer qu’on ne pouvait les gagner même si, comme ils le prétendent, Ben Ali
les aurait truquées. J’ai écrit récemment une lettre ouverte au Ministre de
l’intérieur pour lui demander de publier ces résultats et je réédite ma demande
à travers votre journal.
A.A.J :
Pourquoi tant d’emportement contre Ennahdha ?
A.M :
je ne m’emporte pas, ce sont là des vérités dont je n’ai dévoilées que peu d’entre
elles. Attendez mon prochain livre et vous allez avoir des surprises. Ceux qui
m’accusent de m’être aligné sur Ben Ali oublient sûrement qu’ils ont écrit à
Ben Ali en Juillet 2008 pour l’appeler à gracier les prisonniers, c’est-à-dire
bien longtemps avant que je ne rentre au pays en octobre de la même année.
A.A.J :
L’engagement de jeunes tunisiens dans les combats en Syrie sous couvert de
Djihad a pris des dimensions considérables. Comment expliquez-vous ce
phénomène et quelle est votre message aux jeunes ?
A.M. :
Quand le ministre provisoire des affaires étrangères qualifie les morts parmi
eux, de Chouhadas tunisiens en Syrie, que notre gouvernement provisoire
reconnaisse des « vendus » comme des représentants du peuple
syrien, nous sommes alors devant une réalité choquante ; c’est-à-dire, que
les autorités de notre pays accréditent ces opérations terroristes qualifiées
injustement de Djihad. J’ai envie de dire à tous : vous ne représentez en
rien l’Islam, la Syrie a ses savants et ses Chouyoukhs, ses mosquées sont les
plus vieilles du monde musulman et votre départ en Syrie est une opération
suicide ! La Syrie se relèvera et continuera comme si de rien
n’était ; ce qui s’y passe est un complot international pour la
faire plier, ce que diffusent les médias étrangers félons et vendus, sur ce
pays est mensonger et la Syrie sera sûrement, avec la grâce d’Allah, un
cimetière pour tous les terroristes et les comploteurs !
Propos
recueillis par Abdellatif Labidi
* J’ai reçu
un deuxième appel téléphonique, ce jour là, à peine dix minutes après le
premier. C’était Rached Ghannouchi qui n’était pas content de mes déclarations.
Aurai-je menti alors ? Il me répond en colère « mais que faire
d’autre avec Bourguiba et Ben Ali ? »
** L’actuel
ministre de la justice, démissionnaire du mouvement Ennahda à la suite de
l’acte criminel de Bab Souika en 1991, demandait, en tant qu’avocat, des
honoraires exorbitants, de mille à deux mille dinars, m’a-t-on dit, à ses
clients du mouvement, alors que les tarifs en vigueur dans les années 1990
étaient de l’ordre de 300-400D.
Traduit de
l’arabe par Hadj Abdelmajid Aït Saadi
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