Le voyage soufi d'Isabelle Eberhardt.
« Isabelle Eberhardt (1877- 1904) est un écrivain suisse, d’origine russe. Elle sera plus tard française par son mariage. Elle a passé une enfance conventionnelle dans la bonne bourgeoisie genevoise. Sa passion pour le monde arabe commence très tôt et précède sa conversion à l’islam Elle fuit l’Europe et fait de sa courte vie un grand voyage, déguisée en habits d’homme, adopte la religion musulmane et part à la découverte du sud algérien où elle partage la vie des bédouins ».
« Journaliste reporter, romancière sensible, elle vit une relation passionnelle avec l’Algérie musulmane. Son œuvre porte l’empreinte de cette passion pour la culture musulmane ».
Le Collectif Hamidullah, www.collectifhamidullah.org/, fondé en 2007 à Paris, pour perpétuer le souvenir et l’œuvre de Mohammed Hamidullah (1908-2002), cet érudit musulman, d’origine Indienne qui a vécu l’essentiel de sa vie en France, en apatride, citoyen du monde, a organisé le samedi 15 décembre 2007, une journée d’hommage à certains musulmans, « porteurs de leurs cultures de naissance et portés par la culture de l’islam », qui ont dressé « des ponts au-dessus du fleuve des différences pour rapprocher et aimer des cultures, des peuples et des valeurs autres ».
Au cours de cette journée d’hommage et de souvenir, Isabelle Eberhardt figurait, de plein droit et comme il convient, aux côtés de Jamal Ad-din Al-Afghani, de Cheikh Abbas Ben Cheikh et de Mohammed Hamidullah, parce qu’elle est le symbole de ces Européens, nombreux à travers l’histoire contemporaine, qui ont su s’imprégner d’une nouvelle culture, à travers une démarche intellectuelle et spirituelle jalonnée d’embûches et d’épreuves.
Et c’est à Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu, deux éminents spécialistes d’Isabelle Eberhardt, qu’est revenu le soin de nous faire connaître un peu plus la vie, l’œuvre littéraire et le cheminement spirituel de cette jeune femme européenne, engagée très tôt dans le rapprochement entre les hommes et les cultures, au moment où le maître mot est devenu « le choc des civilisations » !
Lila Lamarani, diplômée de l’Ecole Normale Supérieure nous fait l’amitié de présenter aux lecteurs de www.tunisitri.net/ ce compte-rendu de lecture du livre de Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu.
Ahmed Manai
Le voyage soufi d'Isabelle Eberhardt.
Par Lila Lamarani
Paris 25 juillet 2008
Le titre fait déjà rêver. Une rencontre. Une femme d'Occident, Isabelle Eberhardt, au centre de l'Orient. Un voyage spirituel au coeur de l'Islam.
Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu dressent le portrait de cette jeune russe vivant à Genève. Pour ce faire, ils proposent au lecteur des extraits de ses écrits littéraires et de ses carnets de voyage.
Le lecteur peut alors voyager aux cotes de cette jeune femme a travers le Sahara et se sentir dans l'atmosphère décrite dans Fantasia : "L'aube est l'heure d'élection, l'heure charmante entre toutes, au désert. L'air est léger et pur, une brise fraîche murmure doucement dans le feuillage épais et dur des palmiers, au fond des étranges jardins. Aucune parole ne saurait rendre l'enchantement unique de ces instants, dans la grande paix du désert".
Les morceaux choisis et commentés par les deux auteurs permettent surtout au lecteur de suivre le cheminement spirituel d'une jeune femme en quête d'absolu.
L'on peut se représenter son état d’esprit initial à la lecture des mots qu'elle écrit à son frère et confident Augustin, lorsque celui-ci s'engage dans la Légion en Algérie et qu'elle se retrouve seule : "Je deviens folle de désespoir ! [...] Que faire ? Mon Dieu que faire ? Ah ! Il n'existe pas, il n'existe pas, Dieu n'existe pas ! Il n'y a personne, personne". A Genève Isabelle est athée, mais l'on décèle déjà dans ses écrits un goût pour la spiritualité : " Ce sont aussi les grandes préoccupations de l'au-delà qui m'ont tant fait rêver jadis, aux longues heures nocturnes de silencieuse contemplation, accoudée a la fenêtre de ma chambre, d'ou l'on voyait le grand ciel de là-bas, et les dentelures souvent neigeuses du Jura, et les grandes ombres en masses noires, estompées, d'ou émergeait la silhouette géante du vieux peuplier de la ferme".
En 1897, âgée de 20 ans, Isabelle Eberhardt quitte la Suisse avec sa mère, Nathalie de Moerder, et son précepteur, qui est le compagnon de sa mère, pour s'installer à Annaba, en Algérie. Au contact des confréries soufies, Isabelle s'engage alors dans la mystique musulmane : " Et c'est bien à cette époque de ma vie que l'islam m'a jeté ce charme puissant et profond qui, par les fibres les plus mystérieuses de mon être, m'a attachée pour jamais a la terre étrange du dar al islam... Et c'est bien depuis lors que l'héritage du Prophète est devenu ma patrie d'élection, aimée pour la vie, par-delà les années et les exils, et les éloignements prodigieux" dit-elle a travers son personnage masculin dans sa nouvelle Les Oulémas.
Elle découvre aussi, lors de ce premier séjour algérien, les exactions des colons français auprès lesquels elle vivait. Elle écrit à Ali, son correspondant tunisien : " Ce qui m'écœure ici c'est l'odieuse conduite des Européens envers les Arabes, ce peuple que j'aime et qui, incha Allah, sera mon peuple à moi". Dès le départ de son précepteur, elle s'éloigne du quartier des résidents occidentaux pour s'installer avec les Arabes qu'elle identifie comme étant les siens.
S’opère alors le passage de la simple quête spirituelle à l'initiation à la zaouïa soufie de Qadriya ou elle est connue sous son identité masculine arabe, Mahmoud Saadi, identité qui lui permet de rencontrer les maîtres spirituels de plusieurs zaouïas.
A la mort de sa mère six mois après leur installation à Annaba, Isabelle est musulmane. Elle écrit à Ali sa détresse devant cette tragédie redoublée par son retour force à Genève au domicile familial et elle précise : "ce qui me sauve c'est cette résignation islamique dont j'ai eu le temps de me pénétrer".
Aristocrate russe, Isabelle connaît la misère de la vie : elle ne manifeste pourtant aucune nostalgie de la vie mondaine quand elle se retrouve dans le plus grand dénuement en quête de Dieu. Ainsi, après la tentative d'assassinat dont elle fut victime, elle se confie : "Je suis arrivée a cette dernière limite de la misère ou sont la faim et le dénuement, les angoisses continuelles de la vie matérielle. Je suis comme une bête traquée impitoyablement, avec le but évident de la tuer, de l'anéantir [...]. Mais, au sein de tout cela, après tous les déchirements et en face de tous les dangers, je sens que je ne faiblirai pas, que deux choses me restent intactes : ma religion et mon orgueil. Je suis fier de souffrir de ces point vulgaires souffrances, d'avoir verse mon sang et d'être persécutée pour une foi". Elle écrit dans son Premier Journalier, sous son identité arabe, Mahmoud Essadi : "Je ne regrette ni ne désire plus rien…J'attends. Ainsi, nomade et sans autre patrie que l'islam, sans famille et sans confidents, seul, seul pour jamais dans la solitude altière et sombrement douce de mon âme, je continuerai mon chemin a travers la vie, jusqu'a ce que sonne l'heure du grand sommeil éternel du tombeau…"
Par ce récit, Marie-Odile Delacour et Jean-Rene Huleu apportent une lumière sur la destinée de cette jeune fille aux identités multiples, Isabelle Eberhardt, Nicolas Podolinsky, Mahmoud Saadi, Meriem bent Yahiya. La complexité de son parcours n'entrave en rien la cohérence de sa trajectoire. En effet, l'alternance des périodes de sommets et de creux est le propre du cheminement spirituel. En avançant parmi les hommes, en fréquentant aussi bien les militaires et dirigeants français, les hommes de lettres, les paysans arabes, les grands chefs religieux, les prostituées, avec le même respect et sans jugement, Isabelle Eberhardt se rapproche de Dieu.
Rappelée précocement, à l'âge de 27 ans, ce personnage si étrange a conjugué une profonde sensibilité, un dévouement total à sa quête spirituelle et un soutien permanent à sa communauté.
L.L