Le paparazzo, le Coran et l’américain!
pages 80 et 81
…Pour aller à Samarra, je m’étais fait accompagner du jeune Souheib Samarraï, un confrère originaire de cette ville, qui travaillait au siège d’Al- Jazeera, à Bagdad. Au bout de deux jours passés ensemble, nous avons sympathisé et il m’a raconté son histoire, que je relaterai ici brièvement.
Souheib s’était transformé, comme nombre de jeunes irakiens de son âge, en une sorte de « paparazzo » amateur, mais sans la notoriété, ni les avantages matériels liés à cette activité en Europe. En Irak, les paparazzi, à l’instar de Souheib ne disposent que d’un matériel très rudimentaire : tout au plus, une petite caméra vidéo ou un banal appareil photographique. Ils parcourent les rues de Bagdad, ou bien ils vont de ville en ville, à l’affût du scoop: des photos des forces d’occupation en position périlleuse ou d’une action armée miraculeuse coïncidant avec leur passage dans les parages. Puis ils courent proposer leurs photos aux rédactions des chaînes télévisées ou des agences de presse, qui pullulent, en Irak, mais qui ne disposent pas de suffisamment de personnel pour couvrir tous les événements survenant dans le pays.
Souheib a eu la chance, comme nombre de ses camarades, de vendre quelques photos à la chaîne Al Jazeera, à Bagdad et il s’était montré si entreprenant que des confrères lui ont proposé de travailler pour eux à la pièce. Alors, muni de sa petite caméra, il traînait dans les rues de Bagdad à longueur de journée. Puis il choisit, par la suite, de parcourir la route Bagdad- Samarra- Mossoul, devenue la « route des embuscades », à la recherche d’une opération militaire ou d’un accrochage des troupes américaines avec la résistance, susceptible d’être filmé, pour en vendre le produit à Al Jazzera. Les prix varient, généralement (selon la qualité du film, mais surtout selon l’importance de l’événement). C’était un chasseur à qui il arrivait parfois de ramener du gibier, mais surtout, de rentrer bredouille à la maison…
Un jour, il tomba nez-à-nez avec la fin d’une embuscade tendue par des éléments de la résistance irakienne aux troupes américaines. Ces dernières finissaient de ramasser leurs morts et leurs blessés au moment où Souheib arrivait sur les lieux : il se mit le plus naturellement du monde à filmer la scène. Il était tout heureux de pouvoir enfin vendre quelque chose de consistant à Al Jazeera, et il pensait peut-être au montant qu’il pourrait en escompter. Mais, à peine à l’œuvre, les soldats américains l’aperçurent et l’appréhendèrent, l’accusant de connivence avec la résistance. Sinon, comment pouvait-il être là au moment opportun, s’il n’avait pas été mis au courant de l’opération ? Quand il les informa qu’il travaillait pour la chaîne Al Jazzera, ils se convainquirent que cette chaîne télévisée était, elle aussi, de mèche avec la résistance, qu’elle était au courant à l’avance de ses opérations et qu’elle envoyait ses caméramans les filmer. De nombreux responsables militaires américains, tels que le Général Ricardo Sanchez et son chef, John Abizaïd, avaient déclaré plusieurs fois que les caméramans d’Al Jazzera étaient toujours présents sur les lieux des embuscades et que la chaîne savait à l’avance où et quand elles se produiraient. En réalité, c’était tout simplement le fait du hasard, comme dans le cas de Souheib, ou, le plus souvent, c’étaient les hommes de la résistance qui filmaient leurs actions et les passaient gratuitement à Al Jazzeera et à d’autres chaînes.
Le cas de Souheib, ainsi que de nombreux autres, du même genre, ont été utilisés à fond dans la propagande contre Al Jazeera.
Après son arrestation, Souheib fut conduit à la prison tristement célèbre d’Abu Ghraïb. Il fut soumis à de nombreux interrogatoires, mais aucune charge n’a été retenue contre lui. Il demeura néanmoins en prison, comme des milliers d’autres irakiens détenus sans le moindre chef d’accusation.
Du fond de sa cellule, Souheib psalmodiait tous les soirs le Coran à haute voix. Il avait une voix suave et généreuse, qui faisait le bonheur de ses codétenus et de ses voisins des autres cellules. Un matin, un haut responsable américain, chargé des interrogatoires, lui rend visite et lui dit : « Je t’ai entendu chanter quelque chose ; tu as une belle voix et je voudrais t’écouter chanter ». Souheib lui répondit que ce n’était pas des chansons, mais des versets du Saint Coran ! ». L’Américain garda le silence un instant puis lui demanda : « Alors, c’est ça, le Coran » ? « Oui ! », lui répondit Souheib. « Peux-tu m’en réciter quelques passages ? », lui demanda l’officier américain.
Souheib lui répondit que oui, et se mit à psalmodier quelques versets. Au bout d’un certain moment, l’américain, qui ne comprenait pas l’arabe et se faisait aider par l’interprète, était tellement ému qu’il se mit à sangloter. Souheib s’arrêta alors de psalmodier, mais l’Américain lui fit signe de continuer. Quand il s’arrêta enfin, au bout d’un certain moment, l’Américain cessa de pleurer, puis lui demanda pourquoi il était là. Souheib lui raconta son histoire. L’Américain lui dit alors qu’il allait tout faire afin de le sortir de là, quoique cela lui paraisse difficile et demande beaucoup de temps. Il lui demanda si, en attendant, il pouvait venir chaque jour l’écouter psalmodier quelques versets du Coran à son intention ?
Souheib raconte que cet Américain revint, à plusieurs reprises, auprès de lui et qu’à chaque fois, c’était la même scène : Souheib psalmodiait le Coran et l’Américain sanglotait, après quoi il s’en allait…
Un jour, il est venu me dire : « ça y est tu vas être libéré : j’ai réussi à régler ton dossier ! ». C’était au bout de soixante-dix-sept jours d’incarcération, à Abou Ghraïb…
Traduit de l’arabe par Ahmed Manai :
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