M.C Mesbah : Zeroual, une personnalité emblématique capable de
faire l’unanimité. S.E Sidhoum : L’Algérie a besoin de femmes et
d’hommes d’Avenir et non du passé.
Les conditions d’une succession pacifique
Le Monde | 30.05.2013 à 13h54
Par Mohamed Chafik Mesbah (Politologue, officier supérieur, en retraite, de l’Armée nationale populaire)
Un spectre de menaces pèse sur l’Algérie. Risque de dislocation de la
cohésion sociale. Risque d’amputation de l’intégrité territoriale.
Risque d’effritement de l’unité de l’armée si elle était forcée de
s’impliquer dans des tâches qu’elle réprouve. En l’absence d’un
capitaine capable de tenir la barre, le pays est exposé à un risque
d’implosion certain. Quels scénarios d’évolution pour la situation à
venir en Algérie ? Ce sont, principalement, le statu quo, la succession
violente ou la succession pacifique.
Le statu quo tout d’abord. Le commandement militaire et les services
de renseignement pourraient procéder à un coup de force et destituer
l’actuel chef de l’Etat en intronisant un nouveau à sa place. L’ère des
coups d’Etat étant révolue, il est peu probable que les chefs
militaires, à la tête du corps de bataille ou de l’appareil de
renseignement et de sécurité, se placent en situation de rébellion
vis-à-vis du pouvoir légal.
Les détenteurs des vrais leviers de pouvoir pourraient, aussi,
maintenir, virtuellement, en fonction Abdelaziz Bouteflika jusqu’à 2014,
terme de son mandat actuel. Le temps de s’accorder sur un candidat de
compromis en vue d’une succession négociée. Ce serait compter sans le
climat social délétère qui règne dans le pays ni le profond état
d’exaspération qui prévaut contre les scandales actuels de grande
corruption. Le statu quo n’est plus tenable aujourd’hui.
La succession violente ? L’éclatement de profondes divisions
politiques – jusque-là étouffées – accompagné de puissantes
manifestations pourrait servir de catalyseur à un puissant et brusque
soulèvement populaire. La police ne pouvant y faire face, c’est l’armée
qui serait requise. Improbable que les chefs militaires actuels
acceptent de tirer sur la foule. Ce serait l’avènement d’une conjoncture
nouvelle où le sort du pays dépendra des rapports qui se noueront entre
l’armée – qui aura refusé de réprimer – et la population – qui se sera
soulevée.
Quid de la succession pacifique ? Une élection ouverte et pluraliste
où les candidats déclarés se livreraient à une compétition loyale
est-elle possible ? Il est difficile d’imaginer que, dans sa
configuration actuelle, l’Etat algérien puisse organiser, dans un délai
de soixante jours, un scrutin incontestable. L’administration publique
algérienne est plus rodée à organiser des élections truquées que des
scrutins transparents.
PROCESSUS DE TRANSITION DÉMOCRATIQUE
Reste la possibilité d’une élection consensuelle, avec une
personnalité emblématique capable de faire l’unanimité. Jouissant de la
sympathie populaire, il disposerait de l’adhésion des divers courants
politiques et de l’appui des institutions nationales en général, l’armée
et les services de renseignement en particulier. Naturellement, son
élection ne poserait guère problème. Sa mission consisterait à animer
une équipe chargée d’un vrai processus de transition démocratique. Il
devrait passer le relais dans un délai maximal de deux ans, le temps que
les partis politiques se reconstituent, que le mouvement syndical et
associatif reprenne souffle et que des leaders de dimension nationale
s’imposent. Ceux qui connaissent le président Liamine Zeroual, au
pouvoir de 1994 à 1999, savent combien il est horrifié par les honneurs
officiels. Il n’aura de cesse d’organiser, le plus rapidement possible
et dans des conditions incontestables, l’élection présidentielle
pluraliste qui lui permettra de passer le relais afin de rejoindre,
paisiblement, son terroir, au plus profond des Aurès.
Face à ces scénarios, quelle pourrait être la position des principaux
partenaires de l’Algérie, en premier lieu desquels les Etats-Unis et la
France ? Les Etats-Unis ont l’avantage de ne pas cultiver les
ambiguïtés. Leur préoccupation consiste à éviter que l’Algérie ne
bascule précipitamment vers un état de déstabilisation irréversible.
Pour l’heure, ils entretiennent un partenariat quasiment stratégique
avec les services de renseignement et accessoirement avec l’armée. Ils
s’évertuent à vouloir établir un pont entre leurs partenaires connus
d’aujourd’hui et ceux qu’ils escomptent pour demain, les leaders d’un
courant islamiste fort et uni. Moins sensible à cette feuille de route
stratégique, la France reste prisonnière de l’esprit « Françafrique »
qui privilégie les rapports avec les régimes en place – peu importe s’il
s’agit de dictatures – au détriment de l’écoute des aspirations
légitimes des peuples africains et maghrébins.
L’évolution du monde fait que, désormais, facteurs internes et
externes sont enchevêtrés au coeur des situations nationales. Il ne faut
pas imaginer, pourtant, que les Algériens attendent des puissances
étrangères qu’elles accomplissent, en leur lieu et place, la révolution
démocratique dont leur pays a besoin. Il serait de bon aloi, tout de
même, que la patrie des droits de l’homme appuie les droits de l’homme
là où ils sont bafoués !
Pour le reste, prenons date avec l’histoire. Grâce à la conjonction
d’énergies attendue entre chefs militaires pétris de convictions
patriotiques et jeunesse palpitante d’ardeur et de vivacité, bien des
miracles peuvent survenir. Aujourd’hui souffrante et affaissée, demain,
l’Algérie se relèvera et sera debout !
Docteur d’Etat en sciences politiques et diplômé du Royal College of
Defence Studies de Londres, il a publié en 2009, aux éditions Le Soir
d’Algérie, « Problématique Algérie ».
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Réponse de Salah-Eddine Sidhoum
Avant tout, je trouve qu’il est malheureux et désolant de voir que
c’est Outre-Méditerranée que s’ouvrent les débats de fond sur l’avenir
de notre patrie, et que de même, nos intellectuels préfèrent s’exprimer
ailleurs qu’en Algérie.
Pour autant, je ne suis pas mécontent de voir notre compatriote
Mohamed Chafik Mesbah, ancien officier des Services – lesquels, restent à
mes yeux une police politique, même s’il n’aime pas trop ce
qualificatif – exprimer les mêmes inquiétudes que nous, quant aux
incertitudes de l’évolution de la situation du pays. Incertitudes
derrière lesquelles semble se profiler – à Dieu ne plaise – un vrai
tsunami populaire, du fait du statu quo politique imposé par une
oligarchie militaro-financière, grisée par les moyens répressifs énormes
dont elle dispose et rendue arrogante et méprisante à l’égard de son
propre peuple qu’imprudemment, elle croit avoir définitivement soumis.
L’aveu étant la reine des preuves, il est intéressant de constater
que Mohamed Chafik Mesbah, en tant qu’ancien officier supérieur et
connaisseur des arcanes du régime, reconnait explicitement que
Bouteflika n’est en réalité que président d’un pouvoir apparent : «
Les
détenteurs des vrais leviers de pouvoir pourraient, aussi, maintenir,
virtuellement, en fonction Abdelaziz Bouteflika jusqu’à 2014, terme de
son mandat actuel ». En clair, il n’est pas le détenteur des vrais
leviers de pouvoir. Bien entendu, nous savions cela mais ça fait plaisir
quelque part, de l’entendre dire par ceux qui, il n’y a guère, disaient
exactement le contraire…
De même qu’il est intéressant de constater, de l’avis même de Mohamed
Chafik Mesbah, que jusqu’à présent et depuis 1962, les « élections »
n’étaient que factices et qu’en réalité et comme toujours et jusqu’au
jour d’aujourd’hui, l’oligarchie s’est toujours entendue au sein de sa «
coupole » sur «
un candidat de compromis en vue d’une succession négociée ». Cela s’était vu en 79, en 92, en 95 et en 99.
Tout comme je suis heureux de lire sous sa plume, que «
l’administration publique algérienne est plus rodée à organiser des élections truquées que des scrutins transparents
». Une administration à la Naegelen, admirablement façonnée durant des
décennies par la police politique. Et le fait que ce ne soit pas un
farouche opposant du régime qui le dise, donne un peu plus de sel à la
chose…
Jusqu’à présent ces constats étaient ceux « d’opposants radicaux »
qui, dans les années 70 et 80 étaient qualifiés de «
contre-révolutionnaires » et de « réactionnaires ». Aujourd’hui, nous
sommes heureux de voir des compatriotes officiers supérieurs tenir le
même discours que nous et arriver aux mêmes conclusions.
Oui, en l’absence d’une courageuse alternative politique de
changement, nous allons tout droit vers une explosion, ce que j’ai
toujours qualifié de tsunami populaire. La rente distribuée de manière
prolifique à sa base sociale ne sera d’aucun secours au régime, lors de
l’embrasement. Un embrasement éminemment potentiel qui n’attend plus
qu’une simple étincelle, un simple incident anodin pour mettre le feu
aux poutres. L’exemple de Bouazizi en Tunisie et du jeune avocat de
Benghazi est là pour confirmer la fragilité de la situation de tout
régime illégitime fondé sur la répression et la violence politique.
L’oligarchie comptera, comme toujours sur la force des armes et la
répression, pour sauver ses privilèges. Et là je rejoins Mesbah pour
dire que cette fois-ci nos jeunes officiers et hommes de troupe ne
serviront ni de mamelouks tirant sur leurs frères et leurs soeurs ni de
boucliers humains, ni de chair à canon, pour sauver les intérêts d’une
poignée de factieux, corrompus et antinationaux. Nous ne sommes pas
déconnectés des réalités et nous vivons au sein de notre société pour
savoir ce que pensent une bonne partie de nos frères et de nos enfants
de l’institution militaire que nous côtoyons dans nos familles, nos
quartiers et dans la vie de manière générale. Ils ont tiré les leçons
des massacres d’octobre 88 et de la « sale guerre » des années 90, tout
comme ils ont hautement pris en considération l’honorable attitude des
armées tunisienne et égyptienne lors de l’intifadha de leurs peuples.
Si, sur le plan du constat, je partage avec Mohamed Chafik Mesbah, la
vision sombre de la situation et de l’avenir incertain, je diverge sur
plusieurs points par rapport à son approche des solutions.
Pour lui, un homme providentiel – Zeroual – avec comme objectif une
élection présidentielle « pluraliste » constitue la solution.
Quitte à me répéter et tout comme je l’avais dit à son collègue M.T Yala : «
aucun
parti, aucune tendance, ni aucun homme politique ne peut se prévaloir à
lui seul, de détenir les moyens de règlement de la grave crise
politique que traverse le pays ».
Je crois encore une fois que cette question de l’homme providentiel
si chère aux pays en voie de sous-développement, a fait son temps et a
montré ses limites avec les dégâts que nous connaissons.
Avec tout le respect que j’ai pour notre compatriote Zeroual, en tant
que citoyen, je crois sincèrement et franchement qu’il fait partie du
passé et je reste persuadé que lui-même le pense. L’Algérie
d’aujourd’hui a besoin de femmes et d’hommes d’Avenir. Et ils ne
manquent pas, pour peu qu’on laisse les citoyens et les citoyennes
s’exprimer librement et choisir démocratiquement leurs dignes
représentants. L’Algérie n’a pas besoin d’un leader ou zaïm mais de tous
ses enfants pour la sauver de cette terrible faillite sanglante. Tout
comme nous devons ôter de nos esprits cette fâcheuse idée sclérosée que
seuls les hommes du passé et du sérail sont capables de diriger le pays.
Quel étrange paradoxe que celui de prêter des vertus politiques à la
sénilité, dans un pays dont plus des trois quarts de la population ont
moins de 30 ans !
Nous devons cesser de subir dans notre propre pays pour devenir les
acteurs de notre propre histoire et les maîtres de notre destin.
L’Algérie appartient à toutes les Algériennes et à tous les Algériens
sans exclusion ni exclusive. Aucune barrière infranchissable ne sépare
les Algériens entre eux malgré les discours haineux de tous bords servis
à profusion durant ces dernières années par les sirènes de la division
et de la discorde.
Quid de la Constitution ? Elire un Président LEGITIME sur la base
d’une Constitution confectionnée sur mesure dans les officines et
triturée au gré des humeurs ? L’oligarchie ne va-t-elle pas, encore une
fois, sous couvert d’un changement de façade, procéder à une alternance
clanique en nous déterrant des cadavres politiques ?
N’est-il pas plus sage d’aller vers une Constituante et d’avoir, pour
la première fois depuis l’indépendance une Loi Fondamentale issue du
peuple et non pas des officines d’ici et d’ailleurs ?
Encore une fois seul un changement radical est en mesure de mettre un terme à cette descente aux enfers.
De l’avis de beaucoup d’hommes politiques sages et lucides et loin
des visions idéologiques ou partisanes étriquées, une période de
transition allant de 18 à 24 mois est indispensable pour passer de ce
régime illégitime en fin de cycle vers un Etat de Droit. Une transition
assurée «
grâce à la conjonction d’énergies attendue entre chefs
militaires pétris de convictions patriotiques et jeunesse palpitante
d’ardeur et de vivacité » pour reprendre Mesbah. Et pour être plus
clair, par une élite réelle et probe, issue de l’institution militaire
débarrassée de cette oligarchie usée et corrompue, qui l’a longuement
prise en otage et instrumentalisée et une élite politique saine, pas
celle préfabriquée dans les laboratoires de la police politique. Une
élite débarrassée elle aussi de ses carcans idéologiques stérilisants et
de ses oripeaux partisans délabrés et dont l’objectif sera le
changement radical du système et la construction d’un Etat de Droit,
dans une Algérie de toutes et de tous sans exclusion ni exclusive.
Ces élites tant militaires que politiques ont aujourd’hui une
responsabilité historique dans le rétablissement de la paix et
l’instauration d’un Etat démocratique. Il y va de leur honneur et du
destin de l’Algérie.
Oui, je terminerais comme Mohamed Chafik Mesbah, sur une note
d’optimisme. Je reste persuadé que rien n’est perdu, malgré les
incommensurables dégâts de l’imposture totalitaire. Avec beaucoup
d’exigence morale et intellectuelle et un peu de courage politique,
faisons tous ensemble que les heurs et malheurs vécus depuis 62 par
notre Peuple puissent se transformer, grâce à la volonté et l’engagement
sincère de toutes et de tous, en une véritable résurrection d’une
Algérie de dignité, de justice et de libertés démocratiques.
Salah-Eddine SIDHOUM
Alger le 31 mai 2013