Ines Oueslati: Entretien avec Werner Ruf
20/03/2014 17:05
En 1967, Werner Ruf*, historien et spécialiste du Maghreb, a écrit
une thèse intitulée « Le Bourguibisme et la politique étrangère de la
Tunisie ». L’Institut tunisien des Relations internationales (ITRI) a
traduit l’ouvrage en arabe par le Professeur Sahbi Thabet. Il est
présenté le 20 mars 2014, une date ô combien symbolique car désignant
celle de la libération de la Tunisie du joug du colonisateur, grâce,
notamment, à Habib Bourguiba.
Présent en cette Tunisie à laquelle il s’est intéressé il y a de cela
plus de trois décennies, Werner Ruf a accordé cette interview à
Business News.
Ines Weslati
- Votre visite en Tunisie intervient un 20 mars, jour de la
commémoration de l’indépendance tunisienne. Votre livre a été écrit dans
les années 1960. Que pensez-vous des différentes phases « d’occupations
» et « d’indépendances » qu’a connues la Tunisie depuis ?
La Tunisie était un protectorat. En tant qu’Etat, elle n’a jamais
disparu ; contrairement à l’Algérie devenue, à l’époque et par
l’occupation, partie de la France à laquelle on a tenté de gommer
l’identité. La base de l’Etat en Tunisie était différente et il fallait
la reconstruire avec des particularités différentes. Le mot « dostour »
(Constitution) est mythique en Tunisie : les mouvements ayant réclamé
l’indépendance s’appellent, d’ailleurs, « dostour » ou « néo dostour ».
Quand, récemment, la nouvelle Constitution tunisienne a été votée,
c’était la fête dans la salle. Il n’y avait alors ni des drapeaux verts,
ni noirs. Il n’y avait que le drapeau tunisien. L’identité nationale
est donc ici une tradition.
-Pourquoi la Tunisie en 1967 et pourquoi de nouveau la Tunisie en 2014 ?
A l’époque, le choix de la Tunisie était un hasard. Je présentais,
lors d’un séminaire, un article sur le livre « Philosophie de la
révolution » de Jamal Abdel Nasser. A la fin, un de mes professeurs m’a
dit : « c’est bien ce que vous avez présenté, mais il y a un autre type
qui m’intéresse beaucoup. C’est ce Bourguiba en Tunisie ». Mon choix
était fait. Je suis venu en Tunisie faire ma thèse et l’affinité est
venue au fur et à mesure de mes recherches dans la bibliothèque
nationale, de mes lectures et de mes rencontres.
Je suis de retour en Tunisie, grâce à l’effort de Ahmed Manaï et de
l’équipe de l’ITRI qui a contribué à la réédition du livre. Et puis avec
la révolution, la Tunisie est le seul pays qui a une chance de s’en
sortir. Elle fait office d’exemple. Il faut dire que la Tunisie a de la
chance : elle n’a pas de frontière avec Israël, pas de pétrole, pas de
canal de Suez. On la laisse donc plutôt tranquille… enfin, j’espère.
- Vous avez écrit un livre intitulé « La Tragédie Algérienne. De la
cassure de l’Etat d’une société déchirée». Avec l’annonce de l’intention
de Bouteflika de se représenter aux élections présidentielles et les
querelles entre les différentes composantes de l’Algérie (Chaouis,
Kabyles et Arabes), voyez-vous un drame se redessiner chez nos voisins
de l’ouest ?
En Algérie, depuis bien longtemps, ce sont les militaires qui ont
gouverné. Actuellement, y sévissent les clans des différents camps de
ceux qui sont au pouvoir et qu’on appelle « la nébuleuse ». L’Algérie a
du mal à trouver dans tout cela un gouvernant, tant la lutte des clans
est virulente. Bouteflika a été mis sur la sellette, alors qu’il ne peut
pas suivre ses fonctions, ni agir politiquement. Il n’arrivera
probablement pas à la fin de son mandat. C’est une catastrophe et cette
situation est la conséquence d’une politique de dilapidation des biens
de l’Etat. Certains clans se mettent plein les poches pendant que le
peuple s’appauvrit. L’Algérie vit au rythme des clashs entre les
différentes ethnies et les différents groupes. Il n’y a plus une
identité nationale, ce sont les identités claniques et tribales qui
priment.
- La Tunisie et suite à une décision présidentielle, a coupé toute
relation diplomatique avec la Syrie. Comme pour punir Bachar Al Assad,
Moncef Marzouki avait décidé de rompre les liens unissant les deux pays.
Cependant un lien fort est maintenu, il est fait de sang et de sexe et
il s’appelle Jihad. Que pensez-vous de ce phénomène et du phénomène qui
l’a vu naître sans s’en alarmer ?
On ne peut pas lui demander cela puisqu’il est mort, mais Bourguiba
ne l’aurait pas fait. Une politique étrangère doit avoir une continuité
et doit jouer sur toutes les facettes et dans toutes les circonstances.
Couper donc un élément, c’est idiot. J’ignore pour quelles raisons cette
décision a été prise et je ne m’aventurerais pas là dedans.
Ce qui se passe en Syrie est très grave. Selon ma thèse, les Etats-Unis
ne veulent plus et ne peuvent plus être la puissance mondiale qu’ils ont
toujours été, avec l’émergence de la Chine. Ils ont placé dans la zone
un pouvoir de substitution délégué aux pays du Golfe. C’est un mauvais
choix de se dire une démocratie et de s’allier avec des pays où la
démocratie n’existe pas. Ces pays-là se querellent entre eux et n’ont
pas de base commune. C’est le peuple syrien qui paye cela. Avec toutes
les milices financées par différentes parties, c’est grave mais on
laisse faire, parce que, d’un point de vue macrostructure
géo-stratégique, il y a des intérêts de grandes puissances dans ce pays.
La Syrie est l’alliée de l’Iran. En détruisant la Syrie, on croit
affaiblir l’Iran. La Turquie a aussi des intérêts en Syrie et la Turquie
a aussi ses problèmes avec la question kurde (en relation indirecte
avec les kurdes syriens qui s’imposent). Les russes, quant à eux, ont
des intérêts à préserver, puisqu’ils ont le dernier pont marin en Syrie
(la mer noire). Cela explique pourquoi ce conflit ne trouve pas sa fin.
-Votre ouvrage le plus récent s’intitule « L’Islam – Horreur de
l’Occident. Comment l’Ouest se construit son image de l’ennemi ». Quelle
image a de nous l’ouest et pourquoi nous positionnez-vous en tant
qu’ennemis ?
Samuel Huntington a écrit « La lutte des civilisations », un article
paru, en 1993, dans la revue Foreign Affairs. Cet article qui disait que
« l’islam est la grande menace pour le monde entier » avait créé une
vive polémique. L’idée a alors été développée dans le livre « Le Choc
des civilisations ». En 1994, le secrétaire général de l’Otan reprend ce
discours et déclare, dans une interview, que « l’islam est une menace,
plus que le communisme ne l’a jamais été ». On retrouvera cette même
idée dans « Le livre blanc » que le France publiera par la suite. C’est
l’aspect politique étrangère de la question, mais il y a aussi l’aspect
politique intérieure. Nous avons, dans les différents pays d’Europe,
connu des vagues d’immigration et le racisme est une réalité. Les
clichés en relation avec l’antisémitisme ont été retournés contre les
musulmans et l’islam. Le racisme antimusulman puise ses racines dans
l’antisémitisme. Des mouvements d’extrême droite en Hollande, en France,
en Autriche et en Allemagne font le pèlerinage à Jérusalem et sont
reçus par les ministres des cabinets d’extrême droite israéliens. Les
clichés antisémites sont utilisés contre les musulmans grâce à cette
alliance « fascinantes ».
-Alors que notre chef du gouvernement revient d’une visite dans les
pays du Golfe dont vous avez précédemment parlé, en tant qu’expert du
Maghreb, quel regard stratégique portez-vous sur les relations
étrangères tunisiennes ?
La Tunisie s’est enlisée dans une économie défaillante. L’essentiel
est devenu de recevoir de l’argent pour financer l’Etat. Je pense que la
Tunisie devrait essayer de sortir de cette logique. Beaucoup exploitent
la main d’oeuvre tunisienne bon marché et les profits s’en vont à
l’étranger. Cette politique néo-libérale commencée par Ben Ali a été
poursuivie par Ennahdha : on ouvre les marchés, mais on ne reçoit rien.
L’Union Européenne tient un double langage : la Tunisie doit s’ouvrir,
mais elle est mise en concurrence avec des pays favorisés par d’autres
facteurs et dans un système de quota et de calendriers. Ce sont ces
petites contradictions qu’on pourrait utiliser pour gagner un peu plus
en autonomie. Ceux qui prêchent le libéralisme ne le pratiquent pas. Je
vois d’ici le vieux Bourguiba sortir son miroir et dire « Vous, la
France qui parlez des droits de l’Homme ? Qu’avez-vous fait en Tunisie ?
».
-Nous célébrons, en ce 20 mars, l’indépendance, quel message adressez-vous à cette Tunisie d’après-Bourguiba ?
Loin de tout protocole, Mohamed Masmoudi m’a dit un jour: « Il y a
deux grands acteurs, dans le monde : De Gaulle qui jouait une tragédie ;
et le nôtre, un vrai comédien ! ». J’ai vu Bourguiba deux fois. Il
avait beaucoup de finesse, il avait une intelligence extraordinaire et
savait très vite comment réagir. C’est là que réside la différence la
plus importante entre Ben Ali et Bourguiba : Ben Ali avait très peur de
toute personne qui pensait, parce que lui même n’était pas très fort en
pensée. Il y a en Tunisie, après Bourguiba, une tradition intellectuelle
énorme. C’est cette tradition qui peut donner au pays une identité et
la chance de trouver des solutions innovantes.
*Werner Ruf est spécialiste en Sciences politique, en Sociologie, en
Histoire en en Littérature française. Il a fréquenté l’Université de
Fribourg en Suisse, La Sorbonne en France et l’université de Sarrebruck
en Allemagne. Enseignant à New York, à Aix En Provence, à Essen (en
Allemagne) puis à la Castle University (Boston), Werner Ruf est un
spécialiste du Maghreb, de sa politique et de ses spécificités sociales.
Il est l’auteur de :
- Habib Bourguiba et l’idée de l’unification maghrébine, Fribourg, 1964.
- Le Bourguibisme et la politique étrangère de la Tunisie indépendante, Gütersloh 1969.
- Le rôle des images dans la politique internationale, Sarrebruck 1974.
- Nouvel Ordre ou Désordre dans le système des Nations Unies. Comment le
Conseil de Sécurité traite la souveraineté des Etats du « Tiers Monde
», Münster 1994.
- La Tragédie Algérienne. De la cassure de l’Etat d’une société déchirée. Münster 1997.
- L’Islam – Horreur de l’Occident. Comment l’Ouest se construit son image de l’ennemi, Cologne 2012
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Mon entretien avec Werner Ruf. Merci à Ahmed Manai grâce à qui cela a pu se faire. Bonne lecture!
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