Heurs et malheurs de la communauté scientifique irakienne
Pourquoi celui qui détient un savoir le garderait-il pour lui-même? Telle est la question posée par un adage Sumérien vieux de cinq mille ans. Pourquoi ? Devrons-nous dire « qu’il vaudrait mieux éviter de parler aux autres de ce qui nous fâche », comme le suggère un autre adage, lui aussi Sumérien ?
Mais que faire quand ce qui nous fâche ou nous attriste est en même temps ce qui fait notre joie ? Les échos qui nous viennent de la communauté scientifique irakienne fendent le cœur en deux et à chacun de prendre sa part, « la sagesse ou la folie » comme le dit Louis Aragon.
Au début de ce mois, il s’est passé un évènement à la fois heureux et malheureux. Un communiqué officiel irakien, publié à Bagdad, a annoncé la tenue d’une réunion des ministres de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique, du Pétrole, des Sciences et de la Technologie pour discuter de l’intégration de « l’Académie irakienne des sciences » structure fantoche créée à Londres en 2003, à la véritable Académie Nationale Irakienne des Sciences, fondée à Bagdad en 1947. Le communiqué précise qu’une proposition a été faite au Premier ministre pour faire de cette organisation fantoche une des structures de l’Académie Nationale Irakienne des Sciences.
Cette décision signifierait-telle que certains scientifiques irakiens, que l’occupation a fait perdre l’esprit en osant créer une structure destinée à remplacer l’Académie Nationale des Sciences, ont repris conscience ?
J’avais écrit à l’époque des faits que cette initiative incitait à rire deux fois, comme le suggère l’anecdote du sourd qui rigole « une première fois du rire des autres et la seconde fois quand on lui explique l’anecdote ». Dans notre cas, rire une première fois c’est quand ces gens décident de créer cette organisation fantoche à Londres, capitale du pays qui a bafoué le droit international et occupé l’Irak, et la seconde fois quand les auteurs de cette imposture envisagent la dissolution de la première Académie des Sciences du Moyen-Orient, fondée, rappelons-le, en 1947. Le jour où j’ai écrit cela, le président de cette Académie londonienne, actuel ministre irakien du pétrole, avait protesté énergiquement. Aujourd’hui, il appartiendrait à l’Académie nationale irakienne des sciences de rire en dernier, si, comme le dit si bien Victor Hugo « la souffrance ayant dépassé les limites du tolérable », les hommes « n’étaient gagnés par l’indifférence et transformés en véritables ombres d’eux-mêmes ».
Et comment la communauté scientifique irakienne ne serait pas indifférente à cette décision alors que le nombre de ses morts a dépassé, la semaine dernière, les quatre cents dix huit membres et celui de ses enlevés et disparus les soixante quinze membres. La dernière victime étant une professeure de droit à l’université de Mossoul, que les médias, comme à leur accoutumée pour la plupart des femmes scientifiques assassinées, n’ont pas daigné retenir le nom.
Un communiqué récent a annoncé la disparition de Smaïl Khalil Takriti, physicien atomiste qui résidait en Lybie et s’était retourné en Irak quand le gouvernement l’avait proposé pour présider l’Université de Takrit.
Le BRussels Tribunal, organisation européenne siégeant à Bruxelles et qui coopère avec l’Alliance des Universitaires Irakiens à Bagdad dans le suivi de la situation des disparus et des morts de la communauté scientifique irakienne, a publié un communiqué indiquant que « Takriti a quitté sa maison à Jadria, aux alentours de Bagdad, dans une zone sous l’autorité de la milice Badr de Abdel Aziz Al Hakim, et qu’on n’a plus trace de lui depuis quatre mois ».
Dans de telles conditions, comment ne pas féliciter les organisateurs de cette cérémonie, tenue non pas à Bagdad mais à Washington, destinée à honorer un certain nombre de scientifiques irakiens, organisée sous les auspices du bureau culturel de l’ambassade irakienne et en collaboration avec l’organisation « les académiciennes des sciences nationales ».
On a noté la participation des « scientifiques fondateurs », nom donné aux académiciens qui s’étaient dressés contre l’occupation américaine de l’Irak, dont Zeineb Al Bahrani, titulaire de la chaire d’histoire, d’archéologie et des études supérieures à l’université Columbia et qui avait lancé en son temps une campagne médiatique contre la destruction des sites archéologiques irakiens par les troupes d’occupation.
Il y avait aussi son collègue Kaïs Al Awkati, titulaire de la chaire de médecine à la même université, réputé pour ses travaux sur les cellules souches utilisées dans la régénération des organes et tissus humains. Al Awkati a fait ses études à l’université de Bagdad et a publié de nombreux travaux sur les effets néfastes du boycott de l’Irak sur la santé de la population.
La plupart des scientifiques honorés à cette cérémonie sont des anciens de la faculté de médecine de Bagdad, dont Salah Al Askari qui détient le record du monde du nombre d’opérations d’implantation des reins. Sa première implantation, faite en 1967 à une femme, tient toujours au bout de quarante et un ans et son ancienne patiente est plusieurs fois mère et grand-mère. C’est une des rares implantations au monde qui a tenu aussi longtemps.
Al Askari a occupé nombre d’importants postes académiques aux USA. Ainsi, il a été élu en 1997 président du conseil scientifique de l’université de New York. Il y occupa aussi la présidence de la commission du développement durant trente ans. Actuellement, il est âgé de quatre vingt deux ans et utilise le langage des footballeurs pour conseiller à ses confrères irakiens « de travailler fort et viser le plus haut avec la conviction d’être l’un des meilleurs ».
Je profite de cette occasion pour transmettre aux nouvelles générations irakiennes les conseils de quarante scientifiques parmi leurs compatriotes. J’apprécie beaucoup le conseil quelque peu égoïste de Mia Aref Kaftane qui a fêté l’année dernière son quatre vingtième anniversaire et qui dit en substance « la meilleure récompense de la recherche est le bonheur personnel et la satisfaction du travail bien accompli », auquel on peut opposer celui de Samir Kasir, teinté de patriotisme : « soyez fidèles à vous-mêmes et à l’Irak et travaillez fort pour votre pays et uniquement pour lui. Retournez –y avec vos rêves et dans la paix ». Kasir, l’agronome spécialiste d’élevage, est âgé de quatre vingt quatre ans. Il fut l’un des fondateurs de la Faculté des sciences vétérinaires de Bagdad.
De nombreux scientifiques honorés au cours de cette cérémonie avaient passé le plus clair de leur vie au service de leurs pays avant que l’occupation ne vienne les contraindre à émigrer. Parmi eux, nous signalons Hichem Mounir, l’un des plus grands architectes irakiens qui avait fondé le département d’architecture à l’université de Bagdad et construit de nombreux édifices importants tels que l’université de Bagdad à Jadria et la cité de médecine. Son conseil est une véritable carte de route, professionnelle et éthique, à l’attention des jeunes architectes et urbanistes de son pays: « soyez fiers de votre riche patrimoine de votre pays. Votre devoir est de le conserver et de le sauvegarder pour servir de source d’inspiration, d’innovation et de continuité ».
« Etre honoré c’est comme un parfum, qu’il faudrait humer et non absorber », dit un proverbe américain ! Pour Salah Al Wakil, le savant irakien le plus proche du prix Nobel, il n’y a pas de meilleur parfum que celui de la terre de la ville de Hilla, sa ville. Dans le discours de réception prononcé lors de son élection à l’académie nationale américaine des sciences, il fut question de la véritable révolution médicale accomplie par ses découvertes, dans le domaine des réactions enzymatiques, c'est-à-dire des éléments permettant d’assurer la pérennité de la vie.
J’ai été saisi de confusion au constat de l’immense sympathie envers l’Irak d’un certain nombre de grands scientifiques. Cette passion quasi mystique s’est révélée pour moi à l’occasion d’une conférence scientifique arabe tenue à Abu Dhabi. De retour à l’hôtel, en voiture, en compagnie de Salah Al Wakil et de Fawzia Al Bahrani, son épouse, cette dernière se mit à fredonner une vieille chanson du pays : « Où vas-tu donc, Où ? Et qu’en est-il de ton engagement ? Les yeux te pleurent jour et nuit »! Chanson reprise aussitôt par son mari.
Cette femme qui vit depuis un demi-siècle dans la haute société médicale américaine, avait fredonné la chanson avec la voix limpide d’une jeune irakienne de quatorze ans. J’ai résisté au désir de me retourner pour éviter de déranger Al Wakil dont la passion illuminait l’obscurité de la voiture : « Où vas-tu donc, Où ? Et qu’en est-il de ton engagement?
Mohamed Aref
Traduit de l’arabe par Ahmed Manai
http://rsistancedespeuples.blogspot.com/
http://www.tunisitri.net/
Source : http://www.alittihad.ae/wajhatdetails.php?id=44911/
http://iraqiscientists.blogspot.com/
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