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Friday, January 28, 2011

Al-Moharrer: octobre 1995

De temps à autre nous mettons sur le blog de vieux textes inédits ou simplement dispersés !!
Le Huitième anniversaire du coup de force du Président Ben Ali

Par Ahmed Manaï
AL- MOHARRER/ N° 35- Paris.
Lundi 30 octobre 1995

Le 7 novembre 1987 et, comme pour renouer avec sa dimension arabe, longtemps occultée, la Tunisie connût son premier coup d’Etat militaire. Elle perdit ainsi le privilège d’avoir traversé les trente premières années de son indépendance, dans une zone de tempêtes, tout en demeurant une république civile. Elle était dans ce cas la seule, avec le Liban, dans un monde arabe qui marchait au rythme de la fanfare militaire.

Le coup d’Etat a été maquillé de constitutionnalité et présenté aux usagers sous le label infalsifiable de la science médicale. Mais les tunisiens n’avaient pas attendu cette opération de chirurgie esthétique pour manifester leur joie à l’éviction du vieux Bourguiba. Par dizaines de milliers, le 7 novembre et les jours suivants, ils saluèrent l’événement, exprimèrent leur enthousiasme et reprirent espoir. « Dieu existe » s’exclama l’ancien secrétaire général du syndicat ouvrier, Habib Achour, plusieurs fois embastillé sous Bourguiba, quand il apprît la nouvelle du succès du coup d’Etat.

Le nouveau chef de l’Etat avait bien joué et promit monts et merveilles : la liberté, l’Etat de droit, la démocratie, la justice sociale et tout ce dont les tunisiens avaient été longtemps sevrés. Tout le monde oublia l’itinéraire politique de Ben Ali et la main de fer avec laquelle il mena la répression quelques mois auparavant.
Rached Ghannouchi, le leader islamiste, ne s’empêcha pas de lui accorder « la confiance qu’il avait en Dieu ».
Huit ans après, la désillusion est totale et le désespoir généralisé. Habib Achour est relégué aux oubliettes et son syndicat investi par des fonctionnaires aux ordres. Rached Ghannouchi se retrouve en exil à Londres et son mouvement Ennahda simplement laminé. Des milliers de ses amis se retrouvent en prison ou pourchassés dans leur exil.

Mais le désespoir a aussi touché des gens très proches du pouvoir. Il fut exprimé d’une manière très touchante par le poète et universitaire Jâafar Maged. Auteur d’un poème traduisant la sinistrose qui s’est emparée du pays tout entier et que le journal Assabah a mis des mois avant qu’il ne se décide à publier, en 1993, Jâafar Maged a été invité par un responsable politique à Carthage à se justifier. Sa réponse fût « qu’il projetait sérieusement de quitter le pays ». C’était à la veille de sa mise à la retraite.

De nombreux autres universitaires n’ont pas hésité longtemps à émigrer dans les pays du Golfe, au Yémen et dans la lointaine Australie. D’autres, plus nombreux encore, surtout des jeunes frais émoulus des universités américaines, avaient choisi de demeurer sur place. On attendait un millier d’entre eux au début de cette décennie. A peine quelques dizaines ont fait le retour et tenté l’expérience. Leur déception fut à la mesure de leur espérance. L’un d’entre eux, sur son chemin de retour aux Usa, a préféré prévenir ses amis de Paris : « n’hésitez pas à vous accrocher là où vous êtes, si vous en avez l’occasion. En Tunisie, il n’y a ni recherche, ni même Université » leur dit-il. Propos excessifs peut-être, mais qui donnent la mesure de la déception de toute une génération.

La rapide déliquescence de l’Etat.

En 1987, Ben Ali avait hérité d’un Etat, avec des institutions et des structures, certes peu fonctionnelles, mais qui ne demandaient qu’à être améliorées. Le parlement était bien sûr monocolore, composé exclusivement de députés Destouriens, très peu entreprenants par eux-mêmes, mais les discussions et les débats y étaient âpres et parfois d’un certain niveau de contestation de la gestion gouvernementale.
Le parlement a perdu ce pouvoir et par la même tout contrôle de la gestion gouvernementale. Mais il s’est enrichi, en 1994, de la présence symbolique en son sein, de 19 députés de l’opposition. Cet été, l’un d’eux entreprît de réunir des déclarations du chef de l’Etat favorables à la démocratie et de proposer le texte à la signature de ses collègues. Un seul accepta de le faire. L’immunité parlementaire ne protège pas quand on touche au domaine réservé du chef de l’Etat.

Le gouvernement, instance du pouvoir exécutif explicitement prévue par la constitution, a perdu lui aussi ses rares prérogatives. Le conseil des ministres ne s’est pas réuni depuis sept ans. Ben Ali lui préfère le CMR, un conseil des ministres restreint, pour débattre, sous ses auspices et sous l’œil vigilant de ses nombreux conseillers, de problèmes de détails. D’ailleurs le premier ministre n’a plus aucun pouvoir depuis la révision constitutionnelle de 1988, pas même celui de chapeauter l’administration. Ses rencontres hebdomadaires avec le président, relèvent plutôt d’un rituel consacré par l’usage.

Le pouvoir judiciaire, passablement respecté par Bourguiba, a changé de siège et réside désormais, pour toutes les affaires relevant de la politique, au palais de Carthage. Selon des informations circulant avec insistance à Tunis, les affaires d’argent, seraient quant à elles, démêlées discrètement, contre espèces sonnantes et trébuchantes, par l’entourage familial de Carthage.

L’un des membres du clan familial disposerait même d’un cabinet de consultations juridiques spécialisé dans le règlement des affaires dites sensibles. Un exemple parmi tant d’autres : un montant de cent millions de Millimes (500.000F) a été avancé comme contrepartie d’une intervention auprès des pouvoirs publics, pour l’annulation d’une décision de justice relevant du droit privé !

« Tout est en tout et nulle part » confiait récemment un éminent avocat tunisien, désabusé. Il avait partiellement tort. La réalité est que tout est en tout et au palais de Carthage. C’est là que furent transférés pratiquement, dès le lendemain du coup d’Etat, tous les pouvoirs. Ben Ali avait affecté auprès de chaque membre du gouvernement, un conseiller présidentiel en charge du département ministériel correspondant. C’est le conseiller qui décide de tout en dernière instance, réduisant le ministre titulaire au rang de chef de service.

Mohamed Charfi, l’ancien ministre de l’éducation nationale, l’avait souvent vécu à ses dépends. Ses nominations de doyens de faculté ou de directeurs d’écoles primaires ne devenaient définitives qu’une fois obtenu l’accord de Mohamed Mlika, conseiller et parent du président. C’est ce dernier qui vient de refuser le congé de deux semaines au professeur Moncef Merzouki et de radier de son poste de chef de service hospitalier, cet autre irréductible qu’est le docteur Mustafa Ben Jâafar.

Il en est ainsi de tous les départements ministériels et davantage encore de ceux relevant de la souveraineté. Habib Ammar, ancien ministre de l’Intérieur, se plaisait à dire que son ministère avait émigré à Carthage dès les premières heures du 7 novembre 1987 et que, tant qu’il était lui-même à sa tête, il n’en avait que le titre. Il avait raison sur ce point, mais non quand il s’acharne à reprendre sa place dans un gouvernement qu’il sait impotent. Autant que la propension du président général à l’autoritarisme, le comportement des hommes politiques contribue également à dénaturer, voire à dévoyer l’Etat Tunisien en une république mafieuse.

Cette dérive aurait pu être partiellement évitée ou ralentie si la société tunisienne avait conservé un tant soit peu, ses moyens de défense. Mais la terreur et la compromission ont tout ravagé.

Une société sinistrée

Sous le prétexte fallacieux de lutter contre le terrorisme, une répression dure et systématique du mouvement Ennahdha a été engagée dès le milieu de l’année 1990, couverte par le bruit de bottes dans le Golfe. Il n’y avait pas encore de violence en Algérie et aucun alibi ne pouvait être recherché de ce côté. Mais l’opération éradication ne visait pas que le seul mouvement Ennahdha, comme l’avaient cru et justifié de nombreux opposants politiques. Mais à chacun son tour, son régime et sa dose. Tout le monde y passa, des communistes du Poct, aux syndicalistes ouvriers de l’UGTT ou étudiants de l’UGTE et de l’UGET. Les partis de l’opposition légale connurent eux aussi les scissions qui favorisèrent des équipes dirigeantes à l’ordre du pouvoir. Ce dernier a ainsi lourdement pesé pour maintenir à la tête du MDS en 1993, son homme de confiance Mohamed Moâda. Il a fallu que ce dernier hausse quelque peu le ton, demande que soit mis fin aux tracasseries dont son mouvement faisait l’objet et envoie le 8 octobre 1995, une lettre ouverte dans ce sens au chef de l’Etat, pour qu’il soit aussitôt interpellé et inculpé d’intelligence avec un pays étranger (la Libye), dans la foulée de la visite du président Jacques Chirac à Tunis.

La Ligue tunisienne des Droits de l’homme (LTDH), première ligue dans le monde arabe, a été démantelée le plus légalement du monde. Une loi, votée à l’unanimité par le parlement, a placé cette organisation à la merci du régime qui a vite fait de favoriser une équipe dirigeante apprivoisée. On peut y parler de tout sauf de la torture, des décès suspects dans les locaux de la police, et autres violations des droits de l’homme.
La ligue est sortie néanmoins de son mutisme pour dénoncer, le 18 septembre 1996, le décès suspect dans les locaux de la police, de Jâafar Kichaouri et Noureddine Alaïmi. Ce dernier a été initialement convoqué en qualité de témoin et la police attribua sa mort à un suicide. Signe du black-out qui enveloppe l’information, le communiqué de la ligue a mis dix jours pour parvenir à la presse étrangère, mais n’a jamais été repris par la presse locale.

La mise au pas des médias :

« La presse tunisienne est victime, depuis 1989, d’une sévère mise au pas », dénonce Reporters sans frontières (RSF), dans une lettre ouverte à Jacques Chirac, à la veille de son voyage à Tunis. Ce que ne démentirait pas le premier ministre Hamed Karoui, qui, lors du débat budgétaire en décembre 1994, n’a pas manqué de faire remarquer que « lorsqu’on a lu un journal, c’est comme si on les avait tous lu ».

Cette situation n’échappe guère à l’observateur étranger de passage à Tunis. Ainsi, Marie Rose Lagrave, professeur à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHSS), participait au printemps dernier, à un séminaire franco-maghrébin sur la femme. Elle eut à cette occasion entre les mains, des journaux de la paisible Tunisie et d’autres de l’Algérie en guerre. La différence était patente et le diagnostic sans appel : "c’est en Algérie que les journalistes se font tuer, mais c’est en Tunisie que le journalisme est mort, confia-t-elle à un exilé tunisien"*.

A la censure officielle, au chantage sur la publicité exercé par l’agence de communication extérieure (ATCE), s’ajoute une auto- censure systématique. La peur de perdre son emploi ou de finir entre les griffes de la police politique, tempère tous les zèles. Aucun écart à la correction officielle n’est permis et même la naïveté est sévèrement condamnée. L’animatrice à la Radio de Monastir, Halima Hammami, vient d’en faire l’expérience. Commentant récemment la descente par Jacques Chirac des Champs- Elysées, elle laissa libre cours à ses états d’âme et exprima son admiration pour un président élu avec seulement 52% de voix et qui se paie un bain de foule, sans pompe ni service d’ordre exagéré. La sentence ne s’est pas faite attendre. L’imprudente animatrice a été mise à la porte…illico !

L’image non plus, même celle déversée par les télévisions étrangères, n’échappe pas au contrôle pointilleux qui s’exerce sur l’écrit et la parole. Les émissions de France 2 ne sont plus diffusées depuis deux mois et celles de l’italienne RAI Uno, ont été simplement supprimées. On y parle un peu trop de Bettino Craxi et de son exil tunisien. Et puis, sans doute pour décourager les tunisiens de chercher ailleurs ce qu’ils ne trouvent pas sur leur télévision, l’installation des antennes paraboliques est désormais soumise au bon vouloir du ministère des communications. Seuls y ont droit les « bien pensants » du Destour et assimilés. Les antennes paraboliques ne sont pas sataniques que pour le seul Fis en Algérie ou les autorités saoudiennes ou iraniennes.

Mais ce n’est pas tant le manque d’information ou son caractère biaisé et partisan qu’évoquent les observateurs pour diagnostiquer le mal tunisien. Celui- ci semble plus profond et tiendrait du bouleversement général, en huit ans, de l’ensemble des valeurs qui cimentaient la société. Le slogan « enrichissez-vous », lancé par le pouvoir aux tunisiens, entre autres pour les détourner de la chose publique, n’a pas fait que des heureux. Des grandes fortunes se sont certes constituées ces dernières années, davantage par la spéculation, le trafic en tout genre et la corruption que par le travail productif. Mais le gros des tunisiens ne survit que par le recours à un système D généralisé. La Thaïlandisation de la Tunisie, évoquée par l’ambassadeur américain à Tunis et rapportée par J.P.Peroncel Hugoz dans le Monde, prend à ce niveau tout son sens.
A la corruption et au trafic en tout genre, s’est ajouté un développement sans précédent de la drogue, au point que la BBC a consacré cet été une émission spéciale à la Tunisie, nouvelle plaque tournante du trafic de drogue en Méditerranée. Et l’on chuchote à Tunis que Moncef, le frère de Ben Ali, déjà condamné en France à dix ans de prison pour trafic de stupéfiants, est le gérant en titre de ce nouvel empire.

Une économie désarticulée :

Malgré une croissance moyenne supérieure à 4% depuis 1990, l’économie tunisienne s’est rarement aussi mal portée qu’aujourd’hui. Au bout de deux années de sécheresse totale, les productions végétales ont baissé de deux tiers par rapport à leur niveau normal. Cette année, la Tunisie devra importer ¾ des 20 Millions de quintaux de céréales dont elle a besoin. L’huile d’olive, largement exportée traditionnellement, ne suffira pas à la consommation nationale. Le cheptel ovin et bovin, décimé par un abattage excessif, rendu nécessaire par la rareté des aliments de bétail, devra être reconstitué. Et l’on s’est rappelé à cette occasion d’une évidente réalité : que la Tunisie demeure, avec près de 50% de sa population vivant essentiellement de l’agriculture, un pays agricole. Que cette agriculture ne participe qu’à hauteur de 16% du PNB, ne fait que révéler le niveau de l’iniquité de la répartition de la richesse nationale.

Et comme un malheur ne vient jamais seul, le tourisme a été lui aussi médiocre. On estime à 40%, la baisse du nombre de touristes cette année et davantage encore pour le produit de l’activité. De plus en plus, les touristes désargentés de l’Europe de l’Est remplacent ceux de l’Europe Occidentale. Et encore, les modestes résultats de cette année n’ont été possibles que grâce à l’afflux massif des touristes algériens, objet de nombreuses vexations, qui fuient la violence dans leur pays et les mesures draconiennes imposées à l’attribution des visas d’entrée en France et au Maroc.

A ce niveau mais à d’autres aussi, l’économie tunisienne tire un grand profit du malheur des voisins. Ainsi le sud tunisien tire une bonne partie de ses ressources d’un trafic juteux avec la Libye sous embargo international et où pas moins de cinquante mille ouvriers tunisiens y résident et travaillent en permanence. Le nord-ouest quant à lui, malgré les problèmes d’insécurité aux frontières et les contrôles policiers qui découragent la libre circulation des hommes et des marchandises, profite largement de l’état de pénurie sévissant en Algérie. Une rente de situation, conjoncturelle et fragile, qui risque d’être remise en cause à tout instant. Il suffit que s’amorce un début de solution politique en Algérie, un allègement du boycott de la Libye…ou tout simplement un coup de tête de Khadafi. Après tout, l’éviction de Mzali en 1985, fût la conséquence du renvoi de Libye de quelques 30.000 travailleurs tunisiens. Et l’actuelle campagne qui touche les travailleurs Palestiniens et Soudanais en Libye risque fort de s’étendre aux Tunisiens. D’autant plus que le président tunisien, n’a pas eu d’états d’âme vis à vis des Marocains l’année dernière.
La tranquillité de la Tunisie, bâtie entre autres, sur la relative prospérité économique de sa population, n’est pas toute épreuve !
La politique étrangère :
L’image de la Tunisie a perdu de son éclat à l’étranger ces dernières années, non seulement auprès des ONG pour les violations des droits de l’homme, mais plus largement dans le concert des nations.
Il n’y a plus aucun fil conducteur, aucune logique dans sa politique étrangère, aucun autre objectif que de pourchasser l’opposition…et de faire la chasse à l’investissement étranger. La dernière conférence des ambassadeurs, tenue cet été, a été des plus éloquentes. Le chef de l’Etat qui présida sa dernière séance, n’avait pas assigné d’autre objectif à l’action de sa diplomatie. Pourtant jamais mission ne fut aussi difficile, tant sont nombreux et répétés les échecs d’une diplomatie investie depuis de nombreuses années par un personnel militaro- policier.
On lui doit notamment le départ de Tunis de la Ligue arabe, l’implosion de l’Union du Maghreb Arabe ( UMA) sous la présidence tunisienne, la participation à la peu glorieuse aventure Onusienne en Somalie, la crise permanente avec tous ses voisins et la tension avec l’Italie, suite à l’affaire Craxi.
Le dernier en date fut l’affront fait par les autorités Helvétiques au président Ben Ali, lors de son équipée Genevoise en juin dernier.
Mais peut-on vraiment en vouloir à nos ambassadeurs pour leurs piètres performances quand l’un des plus brillants d’entre eux, Mohamed ENNACER, reconnaît, résigné « qu’ils attendent tous, leurs instructions des services spéciaux tunisiens ».
Mais on doit quand même à cette diplomatie quelques succès amers, tels l’établissement de relations avec l’Etat Hébreu, un accord de partenariat inique avec la communauté européenne et le retour en force d’un quasi protectorat français.
Triste bilan pour un pays qui, il y a huit ans, croyait sortir des ténèbres et qui, faute de perspectives d’avenir, commence à regretter de ne les avoir jamais quittées.


http://www.tunisitri.net/articles/article7.htm/
http://www.tunisitri.net/articles/article7.htm/

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