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Tuesday, January 11, 2011

Résistances sociales

Mondialisation et résistances sociales
au
Maghreb

par Mohamed Tahar Bensaada

publié le samedi 8 janvier 2011

Les émeutes sociales qui font la une de l’actualité maghrébine en Tunisie et en Algérie révèlent au grand jour le grand décalage entre les attentes populaires en matière de politique sociale d’une part et les modèles de développement économique imposés par les pouvoirs en place dans la région de l’autre. Si le mode d’insertion à l’économie internationale reste marqué essentiellement par la dépendance des bourgeoisies locales à l’égard du centre du capitalisme mondial, les formes varient d’un pays à l’autre et posent des problèmes structurels différents par-delà la similitude des conséquences sociales vécues par les populations défavorisées.

La crise du modèle tunisien

Le fait que les émeutes aient commencé en Tunisie est à lui seul instructif. Il ne s’agit pas de n’importe quel modèle de développement dans la région. Il s’agit du « meilleur » modèle si on s’en tient aux critères des institutions économiques et financières qui régentent le capitalisme mondial. Sous la protection d’un Etat policier particulièrement répressif, le pays s’est taillé une part non négligeable dans la division régionale et internationale du travail. Des salaires relativement bas assurent un véritable dopage social et encouragent l’investissement direct étranger.

Le développement d’une industrie locale de substitution aux importations (ISI), grâce aux facilités administratives d’un Etat devenu entremetteur au service du capital étranger, assure l’enrichissement d’une bourgeoisie « nationale » sous-traitante au service des multinationales et la consolidation d’une bureaucratie civile et policière corrompue qui constitue la base sociale du régime. Ces options économiques sont présentées dans un pays pauvre en matières premières comme le prix à payer pour assurer l’emploi et le développement d’un pays qui ne peut compter autrement que sur la manne touristique.

Mais la dépendance économique a son revers de la médaille. Dès le retournement de la conjoncture économique internationale de 2009, la Tunisie s’est trouvé piégée par un modèle artificiel avec toutes les conséquences néfastes sur l’emploi et le revenu intérieur. Jusqu’ici, les émeutes et les manifestations populaires pointent du doigt les conséquences sociales d’un modèle de développement (chômage des jeunes, cherté de la vie, absence d’infrastructures et de projets économiques dans les régions du centre et de l’ouest du pays…) mais tôt ou tard, le mouvement social sera appelé à remettre en question un modèle fondé sur la dépendance et le développement inégal. Cette remise en question ne saurait éluder plus longtemps la question de la mondialisation qui, contrairement aux discours dominants du FMI et de la Banque mondiale, n’a fait qu’engendrer plus de dépendance et de sous-développement sans les effets d’entraînement technologique supposés.

Mais dans un pays politiquement verrouillé, les perspectives à court terme ne sont pas des plus optimistes : à l’ombre de l’autoritarisme musclé du régime, les forces qui surfent sur la vague du populisme religieux attendent leur heure. L’empire américain ne saurait rester indifférent aux évolutions d’une région en contact direct avec le Moyen Orient. Par-delà les discours idéologiques servis ici et là, les enjeux géopolitiques primeront sur tout le reste. Peu importe la couleur idéologique du changement escompté, pourvu qu’elle assure la stabilité et la pérennité des intérêts de l’empire dans la région. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la dernière réaction américaine en date, à savoir la convocation de l’ambassadeur tunisien par le Département d’Etat pour lui signifier les préoccupations de Washington quant à l’exigence du « respect des libertés individuelles » et à l’accès au Net.

Paradoxalement, la crise du modèle tunisien est apparue au grand jour au moment où fortes de la caution intéressée des institutions économiques et financières internationales, des voix libérales pseudo-modernistes en Algérie n’hésitent pas à chanter les bienfaits du modèle tunisien. On connaît la chanson : un pays sans pétrole ni gaz qui réussit des performances économiques enviables et qui commence de ce fait à attirer les investissements d’entrepreneurs algériens fuyant la « bureaucratie » et des touristes algériens cherchant le « farniente » à moindre prix !

La crise du modèle algérien

Si en apparence, les mêmes causes produisent les mêmes effets, les émeutes sociales qui ont éclaté en Algérie révèlent néanmoins des enjeux sociaux et politiques plus complexes. Comme en Tunisie, les émeutes sociales sont un révélateur politique sérieux : en l’absence de canaux sociaux et institutionnels démocratiques, il ne reste que la rue comme mode d’expression de la révolte sociale. On peut déplorer les violences et les atteintes aux biens et aux personnes mais la responsabilité première incombe au gouvernement qui a fait des autres canaux politiques et syndicaux des chambres d’enregistrement et d’exécution des demandes du pouvoir et les a ainsi transformés en coquilles vides sans crédibilité ni influence sur la population.

Comme en Tunisie, il s’agit de la faillite d’un modèle de développement basé sur la dépendance même si elle a prend dans ce dernier cas une autre forme. Une économie qui s’est spécialisée dans la monoproduction et la mono-exportation des hydrocarbures pour officiellement répondre aux exigences de l’accumulation primitive qui nécessite d’énormes capitaux. Mais ce modèle qui date maintenant de plus de quarante ans n’a pas donné les résultats escomptés. Non seulement, la dépendance à l’égard des hydrocarbures n’a pas assuré les bases d’un développement agricole et industriel indépendant mais elle a aggravé le cercle vicieux de la dépendance à l’égard du marché mondial dominé par les multinationales : le pays importe jusqu’à 70% de son alimentation et la part de l’industrie nationale dans le PIB est descendue à …5% !

Bien entendu, ce serait succomber à une schématisation outrancière que de réduire la nature de classes du régime algérien à celle des régimes tunisien et marocain. Dans les deux derniers cas, nous avons affaire à des régimes autoritaires et compradores qui sont directement liés aux centres du capitalisme mondial comme l’illustre leur alignement géopolitique systématique sur les projets américains dans la région, leur armement exclusivement d’origine occidentale et surtout leur intimité organique avec les lobbies israéliens qui font chez eux le beau temps et la pluie. Dans le cas de l’Algérie, pour des raisons historiques liées au processus de décolonisation du pays, l’insertion dépendante à l’économie internationale, qui a obéi et continue d’obéir aux fluctuations des rapports de forces internes et externes, apparaît sous un jour plus contradictoire.

Par définition, la bourgeoisie bureaucratique qui a toujours été hégémonique dans le bloc social au pouvoir n’est pas homogène. En son sein, il existe des fractions qui aspirent à un développement économique national auto-centré et des fractions alliées à la bourgeoisie compradore spécialisée dans l’importation des produits finis et qui n’a aucun intérêt à voir une industrie nationale se substituer aux importations des biens et des services. Au gré des rapports de forces fluctuants, les luttes d’intérêts se reflètent dans des politiques économiques et sociales divergentes.

C’est ainsi que les fractions de la bourgeoisie compradore s’opposent par tous les moyens à toute politique économique visant à freiner ou à diminuer les importations en vue de les remplacer par une production locale. Pour ne retenir que quelques chiffres révélateurs de l’année 2009 : les valeurs des importations algériennes ont atteint 40 milliards de dollars ! La valeur des seules importations alimentaires a dépassé les 8 milliards de dollars ! La valeur des importations de médicaments a dépassé quant à elle les 2 milliards de dollars ! Derrière chaque fraction de la bourgeoisie compradore spécialisée dans tel ou tel créneau d’importation, il y une multinationale, un Etat impérialiste et bien entendu un grand bureaucrate et/ou un général algérien ! D’où l’interférence systématique des questions économiques et des questions politiques et l’interférence non moins systématiques des questions intérieures et des questions extérieures à caractère géopolitique ou diplomatique.

Pour des raisons propres à chacune des fractions de la bourgeoisie algérienne et de leurs alliés naturels au pouvoir, la paix sociale reste un dénominateur commun. Aucune fraction ne peut continuer à vaquer à ses affaires sans un minimum de paix sociale et de stabilité assurées par le rouleau compresseur d’un Etat militaro-policier. Les dépenses sociales annuelles de l’Etat algérien sont estimées à 12 milliards de dollars. Dans ces dépenses, il faut compter notamment le soutien de l’Etat aux prix des produits de large consommation (farine, lait, huile) qui sont revendus sur le marché intérieur à des prix inférieurs à ceux du marché mondial.

Si le soutien aux prix des produits de première nécessité apparaît comme la contrepartie financière pour s’assurer une paix sociale indispensable à la pérennité du système, il n’en demeure pas moins que cette politique, en apparence sociale, fait directement le jeu de la bourgeoisie compradore qui contrôle les circuits de l’importation et de la distribution des biens alimentaires et ce, depuis le démantèlement des monopoles publics à la faveur de la politique de privatisation imposée au pays par les institutions financières internationales au pays depuis la crise de la fin des années 80. Cette politique de dérégulation anarchique s’est aggravée au milieu des années 90 quand les seigneurs de la guerre ont profité d’une crise particulièrement sanglante pour dépecer le pays et se partager ses morceaux en toute impunité pendant que la majorité des Algériens cherchaient tout simplement à sauver leur peau…

Manne pétrolière et rivalités entre fractions bourgeoises

La flambée des prix du pétrole depuis 2006 allait constituer une aubaine pour de larges secteurs de la bourgeoisie compradore. Les autorisations d’importation allaient exploser en quantité et en valeur assurant un matelas financier propice à toutes les manœuvres économiques et politiques. Mais cette nouvelle donne n’est pas sans générer des tendances contradictoires. Si elle a bénéficié aux importateurs de biens et de services, l’augmentation de la manne pétrolière a aussi contribué à consolider des fractions de la bourgeoisie d’entreprise dans les secteurs du BTP et de l’industrie non sans alimenter au passage les circuits de la corruption au profit de la bourgeoisie bureaucratique qui détient les leviers de l’autorisation administrative des projets d’investissement.

Mais chose moins visible, l’augmentation de la manne pétrolière a fini par renforcer le statut des jeunes officiers appartenant à la génération de l’indépendance et formés dans des académies modernes tant en Algérie qu’à l’étranger et ce, à la faveur de la mise en œuvre d’un programme de professionnalisation et de modernisation de l’armée. Ces jeunes officiers, convaincus de leur rôle éminent dans le sauvetage de la république lors de la décennie rouge, regardent avec envie et mépris l’enrichissement des analphabètes de l’import-import et n’hésitent plus à pointer du doigt la corruption de certains de leurs supérieurs incompétents et leur alliance contre-nature avec les barons de l’économie informelle. De ce fait, ils joignent ainsi leurs voix à celles des secteurs de la bourgeoisie technocratique et industrielle et des classes moyennes qui se verraient mieux loties dans un système fondé sur l’intelligence et le travail.

La réussite d’un capitaine d’industrie comme Issad Rebrab, même s’il n’aurait sans doute jamais atteint une telle réussite sans le coup de pouce de quelques généraux amis qui lui ont permis de bénéficier d’un prêt avantageux de la Banque mondiale au milieu des années 90, est regardée comme un modèle à suivre : on peut réussir et faire fortune en produisant localement, en créant de la valeur et de l’emploi et en comptant sur la matière grise algérienne. Une bourgeoisie nationale basée sur l’industrie ne serait plus aussi utopique que certains voudraient le présenter.. Si la dépendance à l’égard des multinationales n’est pas supprimée du jour au lendemain, du moins elle pourrait être atténuée et limitée à certaines matières premières ou à certaines technologies difficiles à maîtriser à court terme. Même s’il ne faut pas oublier les enjeux économiques et de pouvoir qui se cachent derrière ces luttes entre fractions bourgeoises rivales, il est important de les situer par rapport à l’enjeu capital qui reste celui du mode d’insertion dans l’économie internationale. Vues sous l’angle de la mondialisation, ces luttes acquièrent une importance considérable dans la mesure où de l’issue de ces dernières dépend en grande partie la nature des rapports que le pays pourrait avoir avec le système mondial. C’est pourquoi, l’issue de ces luttes ne saurait laisser indifférent le mouvement social.

Le populisme au secours de la bourgeoisie compradore

Les émeutes sociales qui ont éclaté ces derniers jours en Algérie s’inscrivent dans ce contexte particulièrement complexe. Les tentatives maladroites du gouvernement d’assainir les circuits commerciaux de distribution, si elles ne pouvaient que satisfaire les secteurs de la bourgeoisie nationale, n’allaient pas laisser les barons de la bourgeoisie compradore les bras croisés. Seuls les imbéciles qui gouvernent actuellement l’Algérie pouvaient croire que cette réforme allait passer naturellement.

A moins que la grossière maladresse du gouvernement n’ait finalement été qu’une manœuvre souterraine pour donner le signal d’alarme aux alliés économiques et matrimoniaux qui contrôlent le commerce de gros. De quoi s’agit-il exactement ? Le gouvernement a pris une mesure draconienne en vue d’assainir le commerce de gros : plus d’opérations commerciales sans documents officiels (registre de commerce) et plus d’opérations commerciales supérieures à 500 000 DA (5000 euro) en cash. Pour ce genre d’opérations, seuls les chèques seront désormais autorisés à partir de mars 2011. Comment ont réagi les barons du commerce de gros ? Avant même l’entrée en vigueur de la mesure gouvernementale, ils ont inclus la TVA et une autre taxe locale (au total 20%) sur leur prix de vente aux commerçants. Si on ajoute à cela les manœuvres de rétention des biens de première nécessité comme la farine, on comprend aisément la flambée des prix et les émeutes qui s’en ont suivi.

Soucieux de sauvegarder la paix sociale à tout prix (même au prix de la compromission de l’avenir de la société à moyen terme) le gouvernement algérien a reculé et a décidé de suspendre les mesures en question. Ferme et intraitable quand il s’agit de réprimer les manifestations pacifiques des travailleurs de l’industrie, de la santé et de l’éducation, le gouvernement n’a pas trouvé mieux que de capituler devant une bourgeoisie parasitaire formée pour partie de délinquants économiques qui refusent d’opérer avec des factures, de payer la TVA et les impôts. Comment assurer les services à la collectivité sans impôts ? C’est une question qui ne traverse même pas l’esprit de cette bourgeoisie vorace et archaïque.

Mais le plus grave, c’est que cette bourgeoisie continue d’avoir des relais d’influence au sein de l’Etat et de la société. Hier, elle a pu exiger et avoir la tête du principal représentant de la bourgeoisie nationale, l’ancien ministre de l’économie et des finances, le professeur Abdelatif Benachenhou. Ce dernier était partisan d’un programme de régulation des dépenses publiques à des fins de développement industriel et technologique pour barrer la route aux fractions de la bourgeoisie compradore et à leurs alliés au sein de l’Etat décidés à se jeter sur la manne pétrolière comme des affamés. Pire, en l’absence d’un véritable mouvement social organisé et conscient de la complexité des enjeux de la mondialisation et de ses effets dévastateurs sur la société, cette bourgeoisie compradore en vient à profiter des émeutes sociales qu’elle a réussi à instrumentaliser dans une stratégie conservatrice puisque le gouvernement a fini par accepter un sordide deal avec elle : tu surseois à l’augmentation des prix et en contrepartie je sursoies aux mesures régulatrices et je ferme les yeux sur ton commerce informel, ainsi tu continueras à accroître ta fortune clandestine et je continuerai à avoir la paix sociale…Le blanchiment de l’argent sale (drogue, terrorisme, corruption) a encore de beaux jours devant lui...

A travers ce deal qui ne dit pas son nom, la perpétuation de l’alliance de la bourgeoisie bureaucratique et de la bourgeoisie compradore au détriment du développement du pays et de la société risque malheureusement de durer encore quelques années, tant que le prix du baril de pétrole continue à assurer au gouvernement les recettes indispensables pour porter à bout de bras le corps d’un système économique et politique en putréfaction avancée…Ce sombre tableau est d’autant plus appelé à perdurer que le niveau lamentable des élites politiques algériennes, au pouvoir comme dans l’opposition, ne laisse entrevoir à court terme aucune perspective de sortie du cercle vicieux de l’autoritarisme et du populisme qui se nourrissent mutuellement pour briser tout élan de changement véritable.

Trop d’intérêts s’opposent aujourd’hui à la mise en œuvre d’un programme de réformes visant, non pas une utopique déconnexion par rapport au système mondial, mais seulement la redéfinition d’une nouvelle insertion dans la division internationale du travail, plus à la hauteur de l’histoire du pays et de ses potentialités naturelles et humaines et plus respectueuse de son environnement et de ses habitants.

L’empire américain veille au grain. S’il ne saurait tolérer des changements radicaux dans une région aussi sensible, il n’a pas non plus intérêt à y voir s’installer le chaos, du moins pas pour le moment. La manne pétrolière peut servir à assurer à court terme un semblant d’équilibre et de stabilité. Les luttes de fractions continueront parce qu’elles se nourrissent des tendances profondes qui structurent l’économie et la société algériennes. La classe moyenne qui vit de son effort et de son travail, et qui commence à peine à relever la tête après deux décennies de dérégulation, de précarisation et de violences, a tout intérêt à s’organiser pour prendre part à ces luttes si elle veut faire pencher la balance au profit du travail et de l’intelligence car c’est seulement à cette condition que le système basé sur l’économie rentière, la paresse et la corruption pourra être dépassé et avec lui toutes les menaces qui pèsent aujourd’hui sur la cohésion de la société et l’indépendance du pays.

http://oumma.com/Mondialisation-et-resistances/

Mots clés

Algérie International Maghreb Maroc Moyen-orient Tunisie

Mohamed Tahar Bensaada

Enseignant-chercheur

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