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Thursday, January 13, 2011

Le Maghreb et sa population

Le silence assourdissant de la France et de l'Europe
Le Quotidien d'Oran, jeudi 13 janvier 2011
Akram Belkaïd, Paris
Le Maghreb, sa population, n'ont rien à attendre de l'Europe en général et de la France en particulier. Ou pour être plus exact ils n'ont rien à attendre de la Commission européenne, des gouvernements européens et des classes politiques européennes, surtout la française. C'est l'une des réflexions que je ne cesse de ressasser depuis que l'Algérie et, plus encore, la Tunisie ont été entraînées dans une spirale de violences dont il faut craindre qu'elles ne se répètent (pour l'Algérie) ou qu'elles ne s'aggravent encore (pour la Tunisie). J'ai été interrogé par un confrère du Golfe qui m'a demandé s'il fallait accorder de l'importance à la thèse de la «main de l'étranger» telle que la défendent les dirigeants des deux pays. J'ai commencé par répondre que c'était bien commode comme explication et que cela en devenait lassant. A chaque épreuve, à chaque révolte, à chaque crise politique, c'est cette fameuse main, aussi invisible que celle évoquée par Adam Smith pour ce qui concerne l'économie, qui est incriminée. Un gamin qui manifeste ou qui accompagne un cortège funéraire avant qu'on ne lui loge une balle dans le corps n'est donc pas simplement un «voyou» ou un « terroriste », ce serait aussi un agent d'une puissance hostile.

J'ai donc conseillé à ce confrère de suivre de près la manière dont réagissent actuellement les capitales européennes et de peser cela à l'aune des récriminations des pouvoirs maghrébins – mais aussi sub-sahariens quand il s'agit d'autres crises – pour qui toute critique et mise en cause ne peuvent que relever de l'intelligence avec l'étranger. Bien entendu, est-il utile de le préciser, cet étranger comploteur est de préférence l'ancienne puissance coloniale.

Qu'entendons-nous de la part de la classe politique française pour ne prendre que cet exemple ? Un silence assourdissant, parfois troublé par quelques déclarations qui nous expliquent que tout ne va pas si mal au Maghreb, que les trois pays ne sont pas des dictatures, que des progrès importants ont été réalisés, que la France n'a pas de leçon à donner (elle qui passe son temps à le faire quand il s'agit d'autres pays dits voyous tels l'Iran ou la Syrie) et qu'il faut donner du temps au temps. Imaginez une voix, un peu cassante, un peu impatiente, certainement pas gênée : «des morts ? Oui, d'accord, mais cela finira bien par changer…» Désinvolture, mépris aussi.

On pourra me demander mais que peut l'Europe ? Que peut la France ? Et j'imagine que les défenseurs de la souveraineté nationale, et les défenseuses aussi - car il y en a et, paraît-il, très bien récompensées – s'apprêtent à bondir. Je les entends déjà m'accuser de trahison pour avoir appelé, ou tout simplement évoqué, une quelconque interférence étrangère dans les affaires des Algériens mais aussi des Tunisiens, sans oublier les Marocains - lesquels sont embarqués dans la même galère même si cela ne bouge guère chez eux, en ce moment (cela viendra, croyez-moi).

Disons donc que la France et l'Europe sont dans la même position que celui qui entend son voisin cogner, femmes et enfants, jusqu'au sang, voire jusqu'à les tuer. Ils peuvent effectivement se boucher les oreilles ou monter le son de la télévision. Ils peuvent regarder ailleurs et uriner sur ces valeurs dont ils se gargarisent si souvent, en se posant comme exemple à suivre par le monde entier. Ensuite, quand ils croiseront le coupable dans les escaliers, ils discuteront avec lui comme si de rien n'était et la vie suivra son cours, du moins pour celles et ceux qui ne l'auront pas perdue.

En réalité, la France et l'Europe sont dans une position bien plus forte qu'on ne le croit. N'existe-t-il pas un certain accord d'association signé, de façon séparée, par l'Union européenne et les trois pays du Maghreb ? Cet accord qui fait la part belle au libre-échange et à la baisse des tarifs douaniers, n'est-il pas accompagné d'un volet qui porte sur la question des droits de la personne humaine ? De même, ce fameux «partenariat privilégié» que l'Europe agite comme une carotte aux yeux des pays du sud et de l'est de la Méditerranée, n'est-il pas aussi porteur, du moins sur le papier, d'exigences à propos du respect des libertés individuelles et du pluralisme politique ?

Mais il est vrai que les Européens sont tétanisés. Les régimes maghrébins, nous expliquent-ils, sont malgré tout le rempart contre tous les «ismes» : l'intégrisme, le radicalisme, le terrorisme, l'islamisme et même, que l'on me permette ce néologisme, le «harraguisme». C'est d'ailleurs ce que clament nos dirigeants. Etrange mais très habituelle situation où celui qui crée le problème se targue d'être le seul à le résoudre. Le fait est que les pouvoirs maghrébins font chanter l'Europe avec cette menace de l'islamisme. Ils savent que c'est un sujet dont la seule évocation fera taire les scrupules et disparaître les bons conseils à propos de l'importance d'un Etat de droit et du respect des libertés.

Ce n'est pas tout. Si la France politique – Verts exceptés – est si silencieuse, c'est aussi parce qu'elle est tenue. Voilà le grand tabou qui devient tellement évident quand le Maghreb s'embrase. Nous le savons tous. C'est même de bonne guerre. Parmi ceux qui clament, contre toute évidence, que la démocratie fait son chemin au Maghreb, combien sont vraiment sincères ? Et combien ont peur que soient révélées leurs compromissions ? Que cessent leurs vacances au soleil, tous frais payés, dans des palaces de luxe ou des palais ? Combien sont «couscoussés» ou «tajinés» ? Combien ont peur que ne soient révélés leurs rapports bidons, dûment rémunérés ? Combien ont peur que ne soient dévoilés leurs petits péchés mignons ou, plus grave encore, leurs turpitudes et leurs actes immoraux – dont ils n'ignorent pas qu'ils ont certainement été enregistrés et filmés par ceux qui sauront les ramener dans le droit chemin, s'ils osent la moindre critique ? Quand les Maghrébins auront repris leur destin en main, et cela finira par arriver car rien n'est immuable, il faudra se souvenir de ces lâchetés intéressées.

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Des peuples affamés… de démocratie ?
Courrier International, jeudi 13 janvier 2011

Faute d’une redistribution juste des richesses, les émeutes se multiplient en Algérie et en Tunisie. Une situation exacerbée par une jeunesse frustrée dans ses aspirations.

Des violences urbaines spectaculaires, des édifices publics dévastés, des commerces pillés, des affrontements entre forces de l’ordre et jeunes, des morts, des blessés et des destructions importantes… A bien des égards, les troubles qui secouent – et ensanglantent – la Tunisie et l’Algérie sont similaires et relèvent des mêmes causes. Ils témoignent surtout du ras-le-bol et du désespoir d’une partie de la population qui s’estime marginalisée et même délibérément sacrifiée. Le paradoxe, c’est que cette révolte survient dans une conjoncture où les pouvoirs algérien et tunisien n’ont cessé de se féliciter de la bonne tenue de leurs économies respectives. Il est ainsi saisissant de noter que les émeutes ont commencé en Algérie quelques jours après que le gouvernement eut annoncé un niveau record des réserves de change (155 milliards de dollars, soit une fois et demi le PIB national).

De façon plus générale, il y a un décalage manifeste entre les relativement bonnes performances macroéconomiques affichées par le Maghreb (les taux de croissance y frôlent les 4 % malgré la crise internationale) et une réalité sociale des plus inquiétantes. C’est ce que montre le dernier rapport sur le développement humain du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), où les pays d’Afrique du Nord sont très mal classés (sur 169 pays concernés, la Tunisie est 81e, l’Algérie 84e et le Maroc 114e). Cela signifie que la redistribution ne fonctionne pas et que les fractures sociales dans ces pays ne font que s’aggraver alors que ces sociétés sont très attachées aux principes de l’égalité et de la solidarité.

Les Etats refusent toute discussion

Ce que nous apprennent ces émeutes en Algérie et en Tunisie, c’est qu’il y existe un problème majeur avec la jeunesse : celui-ci n’est pas simplement d’ordre social ou socio-économique, il est aussi politique. Certes, en Algérie, les autorités tentent à tout prix de valider la thèse selon laquelle cet embrasement n’est que la conséquence de la hausse malencontreuse des prix de certains produits alimentaires de base tels que le sucre, l’huile ou la farine. De même, en Tunisie, le gouvernement cherche-t-il à incriminer l’incompétence de certains responsables locaux qui auraient abusé de leurs prérogatives. Notons que, dans les deux cas, on met également en cause, de manière plus ou moins explicite, la sempiternelle “main de l’étranger” et que les propagandes gouvernementales tentent de présenter les émeutiers comme des voyous manipulés. Ce genre de discours n’est guère surprenant et il ne convainc personne.

Une autre erreur dans l’analyse serait aussi de résumer ces manifestations à de simples émeutes de la faim. Dans ces deux pays où les oppositions sont muselées, persécutées et réduites au rôle de faire-valoir, la violence nihiliste est devenue le seul moyen d’expression et de contestation pour des millions de jeunes, mais aussi pour leurs aînés. Cela fait d’ailleurs des années que les deux pays, particulièrement l’Algérie, connaissent ce genre d’événements, mais c’est la première fois qu’ils atteignent une telle ampleur et que le monde entier en entend parler, notamment grâce à Internet et aux réseaux sociaux.

Face au chômage des jeunes, qu’ils soient diplômés ou non, face à la paupérisation des classes moyennes, dont le pouvoir d’achat est rogné par l’inflation et le gel des salaires, aucun discours politique approprié n’est proposé et encore moins autorisé. Comment s’étonner que la rue s’embrase ? Comment s’étonner aussi de cette sensation de vertige dès lors que l’on en vient à parler du futur ? Les Etats ou plus exactement les gouvernements – lesquels ne sont que le bras armé des pouvoirs en place – refusent la moindre discussion et réagissent avec violence à la moindre critique, fût-elle modérée. Le résultat de ce monopole est qu’aucune force politique n’est capable aujourd’hui d’encadrer ces protestations, qui virent le plus souvent à la jacquerie.

Empêcher leur jeunesse d’émigrer

Bien entendu, il est possible que ces émeutes relèvent de manipulations politiques internes. Dans le cas de l’Algérie et de la lutte de succession qui se prépare déjà pour l’après-Bouteflika [le président algérien est au pouvoir depuis 1999], l’hypothèse d’un bras de fer entre clans n’est pas à exclure. Pour autant, on sait que ces manœuvres de l’ombre atteignent rarement leurs objectifs.

En octobre 1988, la jeunesse algérienne avait ainsi été incitée par des officines du pouvoir à manifester afin d’affaiblir la frange conservatrice du Front de libération nationale (FLN). On s’en souvient, cette manipulation, qui avait fait plus d’un millier de morts, avait provoqué des réformes politiques, mais aussi la montée en puissance du mouvement islamiste et conduit, au final, à huit années de terreur et de chaos. Un tel scénario peut très bien se reproduire, y compris en Tunisie. Cela tient au fait que les mouvements religieux, même affaiblis par de longues années de répression, peuvent très vite s’organiser et reprendre l’initiative. A l’inverse, le camp démocratique est fragmenté, quand il n’est pas tout simplement le client du pouvoir.

Sur le plan régional, ces événements interpellent l’Union européenne (UE), dont les membres feignent de croire que le sud de la Méditerranée finira par trouver tout seul le chemin de la démocratie et de la prospérité économique. En réalité, le consensus implicite au sein de l’UE est de s’appuyer, faute de mieux, sur des gouvernements dictatoriaux qui se présentent comme l’ultime rempart face à l’islamisme et qui promettent de tout mettre en œuvre pour empêcher leur jeunesse d’émigrer en masse vers le nord. Les émeutes de Tunisie et d’Algérie – mais aussi demain du Maroc, car la situation dans ce pays n’est guère différente de celle de ses voisins – démontrent les limites d’un tel raisonnement. Il ne faut pas se leurrer. Il est possible que les mouvements de contestation s’essoufflent au cours des prochains jours, que cela soit à cause d’une violente répression ou de quelques réformes symboliques. Mais, tôt ou tard, la violence reviendra car on voit mal comment des systèmes autocratiques pourraient s’amender et contribuer au développement harmonieux de leurs pays.

Les enjeux sont pourtant énormes. Selon plusieurs projections, les pays du Maghreb devront créer près de 10 à 15 millions d’emplois d’ici à 2030. A voir la manière dont évoluent les choses, on se demande bien comment ils vont y arriver. Cela signifie que le chômage des jeunes va s’aggraver, de même que l’émigration clandestine, sans oublier la tentation radicale, par réaction à l’enrichissement sans cesse croissant d’une partie infime de la population. C’est une situation que l’Europe ne peut ignorer car sa frontière sud est en train de brûler. Il ne s’agit pas pour elle de donner de l’argent – lequel est largement disponible, comme le montre l’exemple algérien –, mais d’amener ses partenaires du sud de la Méditerranée à s’engager pleinement sur le chemin de la démocratie, à l’image de ce qui a été fait avec la Turquie. Car seule la démocratie est susceptible de créer les conditions pour permettre un véritable décollage économique de la région.

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Un message
Lignes quotidiennes, mercredi 12 janvier 2011
Je reçois un sms à l'heure où la nuit tombe sur la ville. Celui qui me l'a envoyé n'est pas un ami. Ce n'est pas non plus un confrère mais il a lu l'un de mes livres.
Voici ce qu'il me dit : "Je pense à vous, imaginant vos pensées et vos inquiétudes... Amicalement".
Ce message me fait chaud au coeur. Ils ne sont pas nombreux à s'être manifestés de la sorte. Je me dis que, au moins, quelqu'un, quelque part, devine à quel point ces derniers jours ont été éprouvants. Oh oui, bien sûr, je suis loin et bien mieux loti que celles et ceux qui vivent "là-bas". Mais nous tous qui avons le regard rivé vers le pays et l'oreille tendue en permanence à l'affût d'une nouvelle information, nous savons combien cette attention est précieuse. Elle tranche avec l'habituelle indifférence, l'égoïsme somme toute naturel ou, plus insupportable encore, l'intérêt bref et à peine poli.
Il paraît qu’un consensus national existerait en France autour de la décision du gouvernement français d’attaquer les ravisseurs des deux Français enlevés à Niamey au Niger. Selon la version officielle, les deux hommes auraient été « froidement exécutés » durant l’intervention des forces françaises. Certes, toute la classe politique, à quelques exceptions près, justifie l’usage de la force au nom d’une nécessaire fermeté vis-à-vis des terroristes. Mais je ne suis pas sûr que tout le monde approuve. En tous les cas, ce n’est pas mon cas.
Le discours que j’entends depuis quelques jours est choquant. Quel manque d’humanité, quel cynisme ! Bien sûr, les ravisseurs et leurs commanditaires sont des criminels mais est-ce une raison qui justifie la prise de risque ? Cette fermeté dont on nous rabat les oreilles, vaut-elle le sacrifice de deux jeunes hommes qui n’avaient rien demandé ? On ne négocie pas avec les ravisseurs ? Et pourquoi pas ? Mieux vaut une infime chance de récupérer les otages vivants que de prendre le risque de leur assassinat. Et l’Etat ne paraît jamais autant cruel et insensible que lorsque qu’il se pare de sa raison pour justifier des actes qui font pleurer aujourd'hui deux familles.
Il paraît que c’est une manière d’adresser un signal à tous ceux qui, au Sahel, seraient tentés à l’avenir de s’attaquer à des ressortissants français ou étrangers. On a donc sacrifié deux personnes dans l’espoir que les prises d’otages vont cesser dans cette région où se joue un grand jeu géopolitique notamment autour des ressources minières. Notons au passage que personne ne s’interroge sur le fait que cet enlèvement a pu avoir lieu en plein Niamey et disons simplement qu’on sait très bien que ce genre de calcul est hautement hasardeux.
Et malgré l’unanimisme ambiant, on peut se demander si ce discours – lequel tournait en boucle dans les médias dès l’annonce du drame ce qui empeste à vue de nez l’action efficace de quelques communicants et autres spins doctors – ne cache pas un fiasco, ou du moins une légèreté et une désinvolture qui ne disent pas leur nom.

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