Comment l'ambassade de france n'a cessé de soutenir Ben Ali
Par Lénaïg Bredoux et Mathieu Magnaudeix
31/01/2011
A Tunis, l’ambassadeur de France n’a rien vu venir. Ni la colère du peuple, ni la chute de Ben Ali, encore moins son propre limogeage express, mardi 25 janvier. La veille, recevant quelques journalistes tunisiens, Pierre Ménat tentait encore de justifier l’aveuglement de la diplomatie française. «Nous avons été surpris…»
L’aveu est terrible, mais pas si étonnant.
Le président de la République, qui affirmait en 2008 que «l’espace des libertés progresse» en Tunisie, a lui-même soutenu jusqu’aux dernières heures du régime son homologue tunisien.
La ministre des affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie, pourtant en vacances dans la station balnéaire de Tabarka pour le nouvel an, n’a pas davantage senti le vent tourner, alors que les manifestations s’intensifiaient.
Le 11 janvier, trois jours avant la fuite du dictateur, elle proposait même l’assistance de la police française.
Sauf à de rares exceptions depuis 23 ans, la France n’a jamais cessé de soutenir le régime de Ben Ali. L’argumentation officielle, autour de quelques points clés comme une politique économique jugée exemplaire, la stabilité, les droits des femmes, la lutte contre l’islamisme ou le contrôle des flux migratoires, collait parfaitement à la propagande diffusée à Carthage.
«Les autorités françaises dans leur majorité ont totalement adhéré à ce discours, voire ont promu cette argumentation qui a servi d’alibi pour le régime», explique un militant des droits de l’homme et figure de l’opposition tunisienne. Et ce, particulièrement à partir du second mandat de Jacques Chirac.
Tunis, une place au soleil
Mais, au-delà du discours assumé de la realpolitik française, l’ambassade de France à Tunis s’est distinguée parmi ses homologues européennes et américaine par sa totale inertie face au régime. «Pour les ambassadeurs de France, Tunis a toujours été un poste de récompense. Ils ont une résidence magnifique à La Marsa (banlieue chic de Tunis, ndlr), ils boivent du champagne et du bon vin», s’amuse-t-on dans les milieux économiques de la capitale.
Un avis confirmé par le journaliste Ridha Kefi, fondateur du site internet Kapitalis, bien informé des mœurs de l’ancien régime: «On avait le sentiment que la France ne nous envoyait pas ce qu’elle avait de meilleur dans sa diplomatie, ce sont souvent des gens en fin de carrière, qui viennent pour le soleil, le sable, et pour préparer leur retraite.» Depuis 1995, trois des cinq ambassadeurs en poste à Tunis y ont terminé leur carrière diplomatique.
Le dernier en date, Pierre Ménat (2009-2011), était notamment célèbre pour les soirées karaoké qu’il aimait à organiser dans la somptueuse résidence de l’ambassadeur de France de La Marsa, lors desquelles tout Tunis était invité et où Son Excellence n’hésitait à parodier Johnny Hallyday ou Edith Piaf. «Un DJ animait la soirée, puis les invités passaient les uns derrière les autres au micro, mais c’était l’ambassadeur qui y revenait le plus souvent. Il adorait ça…», rapporte un témoin.
La «black list» des opposants
Aucune chance en revanche d’y trouver les figures de l’opposition ou les plus célèbres des défenseurs des droits de l’homme en Tunisie. Tous affirment en effet qu’ils n’étaient pas les bienvenus à l’ambassade. «Avec Ménat, il y a eu une “black list” portant sur une dizaine de personnes. C’était un ordre de l’Elysée et de Matignon, qui venait en direct du palais de Carthage», explique l’un des militants visés.
«Avec Ménat, tout à coup, c’était le black-out. On a pensé que l’ambassadeur était comme le ministre de Ben Ali. Parfois, des ministres de Ben Ali étaient même plus ouverts que lui», estime Khadija Chérif, secrétaire générale de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH). Sa seule rencontre avec lui fut un hasard, lors d’une réception organisée par une autre ambassade, et très tendue.
«La France en réalité ne s’est jamais intéressée à la société tunisienne, à ses résistances, aux excès des absences de liberté, du système qui a quadrillé le pays et nourri la révolte», s’insurge la militante. Elle ne fait que deux exceptions à ce sombre tableau : Yves Aubin de la Messuzière, ambassadeur de 2002 à 2005, et certains personnels diplomatiques, comme l’actuel premier secrétaire de l’ambassade, Etienne Chapon.
L’affaire Bouebdelli
La diplomatie française s’est aussi illustrée dans la médiatique affaire Bouebdelli, du nom de la fondation créée par un couple franco-tunisien, qui gère plusieurs écoles françaises privées dans la capitale tunisienne. Pour avoir refusé de scolariser une des filles du couple avant l’âge réglementaire, Mohamed et Madeleine Bouebdelli sont tombés en disgrâce auprès de l’ancienne famille régnante.
En 2007, les autorités tunisiennes ont ainsi ordonné la fermeture du lycée Louis-Pasteur, géré par le couple et homologué par les autorités françaises. Dans la foulée, la femme de l’ancien dictateur Leila Trabelsi a ouvert sa propre institution, l’Ecole internationale de Carthage, dirigée par sa nièce, arrêtée le 14 janvier dernier, alors qu’elle tentait de fuir le pays.
C’est aussi là qu’était scolarisé son plus jeune fils. «Il y avait des vigiles, des caméras partout. Le fils du président était toujours accompagné d’une nurse et d’un garde du corps. Mais depuis le 14 janvier, ils ont tous disparu. Trois assistants d’éducation ne sont pas revenus, on a appris qu’ils appartenaient au service rapproché de Ben Ali», racontent trois des enseignants français de l’Ecole, rencontrés à Tunis.
Or cette institution avait reçu l’homologation des autorités françaises en 2009, avec le soutien de l’ambassadeur d’alors Serge Degallaix. «C’est une homologation politique. Aucun critère n’était rempli», dénonce Thierry, prof français en Tunisie et délégué syndical.
Parallèlement, les Bouebdelli affirment que «la France ne (les) a pas aidés». «On s’est même demandé si on était pas des citoyens français de seconde zone. Est-ce parce que je m’appelle Mohamed?», s’interroge le directeur de la fondation. Sa femme Madeleine se souvient aussi qu’en 2009, après la parution d’un livre très critique sur le régime écrit par Mohamed Bouebdelli, elle s’est rendue à l’ambassade, inquiète : «Pierre Ménat m’a dit qu’il ferait mieux de rester en France. Et que s’il allait en prison, il pourrait juste vérifier qu’il soit bien traité.»
La proximité avec Carthage: le cas Degallaix
Bien qu’il s’en défende aujourd’hui, Serge Degallaix, en poste entre 2005 et 2009, sous les présidents Chirac et Sarkozy, est l’ambassadeur qui incarne le plus l’aveuglement de la France. En 2007, lors d’une conversation avec son homologue américain rapportée dans un câble révélé par Wikileaks, le diplomate estimait ainsi que «la Tunisie n’est pas une dictature et ses leaders sont vraiment à l’écoute du peuple». Il est aussi présenté par une source anonyme (en fait, il s’agit de Mohamed Bouebdelli) comme l’«ambassadeur de Ben Ali auprès de Sarkozy, et non l’inverse». Au Quai d’Orsay, certains le présentent comme «un proche du régime», particulièrement «zélé».
Joint par Mediapart, l’ambassadeur admet que la Tunisie était «une démocratie de fiction», mais ajoute qu’à la différence d’autres pays comme l’Irak, la Tunisie de Ben Ali «n’élimine pas physiquement ses opposants, ne les tue pas». C’est faire vite fi de tous ces opposants emprisonnés, torturés ou mystérieusement disparus…
Le diplomate admet certes avoir été un témoin direct de l’«emballement du népotisme» de Ben Ali. Mais quand il était en poste, il ne s’en est pas ému. «Si vous voulez dialoguer avec quelqu’un, vous ne pouvez pas lui dire que ce n’est pas un interlocuteur recommandable.»
Dans l’establishment de Tunis, le diplomate est décrit comme un très proche du clan au pouvoir. «Degallaix, c’était quasiment un membre du RCD», estime l’entourage d’un ministre tunisien récemment nommé. Le journaliste Ridha Kefi, qui multipliait les articles éreintant la politique au Maghreb de Nicolas Sarkozy, raconte que l’ambassadeur s’était plaint de ses articles auprès du ministère tunisien de l’information…
Car même s’il affirme n’avoir jamais rencontré Ben Ali «en tête à tête», l’ambassadeur était proche de certains caciques du régime (photo). Et son épouse, Fatemeh, était une amie personnelle de Leila Trabelsi, la très influente épouse de l’ex-président. Elle était même membre du club Elyssa, un cercle privé de Sidi Bou-Saïd, tout près de la résidence de France, dirigé par sa sœur Samira. Ici, dans cette coquette bâtisse à l’intérieur luxueux, les dames riches, femmes de ministres ou de hauts fonctionnaires, toutes choisies par Leila Trabelsi, jouaient aux cartes, prenaient des cours de danse. Aujourd’hui, le club est fermé. La patronne a été arrêtée. Les employés désœuvrés ne savent pas qui va les payer…
La proximité était telle que les rumeurs les plus folles circulent autour du couple Degallaix. Dans un câble révélé par Wikileaks, l’ancien ambassadeur de France est soupçonné de s’être fait «donner» par le président tunisien une «villa enregistrée au nom de sa fille, rue Sidi Dhrif, près de la résidence privée de Ben Ali». «De la pure calomnie», s’emporte Degallaix, qui affirme n’avoir ni maison ni terrain en Tunisie. Et pas davantage de fille. A l’adresse indiquée, on ne trouve aucune trace de l’ex-ambassadeur…
Quand il revient en Tunisie, «deux fois par an», M. Degallaix n’a d’ailleurs pas besoin de maison, puisqu’il a ses habitudes à la Résidence, le splendide hôtel de luxe (entre 300 et 900 euros la nuit) où Nicolas Sarkozy a résidé lors de son voyage présidentiel, et où de nombreux politiques ont leurs habitudes.
En Tunisie, l’ex-diplomate, ancien conseiller diplomatique de Jean-Pierre Raffarin à Matignon entre 2002 et 2005, fait prospérer ses réseaux. Chaque année, il accompagne l’ancien premier ministre lors d’un forum économique à Port El Kantaoui, en sa qualité de «chargé des opérations» (rémunéré) du club politique de Jean-Pierre Raffarin, Prospective & Innovation. Il est également, «conseiller» (payé) du président de la chambre de commerce franco-arabe, l’ancien ministre des affaires étrangères Hervé de Charette…
La collusion avec le monde des affaires et l’amiral Lanxade
Mais Serge Degallaix n’est pas le seul à avoir conservé ses réseaux tunisiens. Son prédécesseur Daniel Contenay, ambassadeur entre 1999 et 2002, s’est reconverti dans l’armement et émarge lui aussi à la Chambre de commerce franco-arabe, en tant que vice-président.
Quant à l’amiral Jacques Lanxade, ambassadeur à Tunis entre 1995 et 1999, qui tente actuellement de se démarquer du régime, il est devenu administrateur d’une société franco-tunisienne (voir cet extrait du Journal officiel tunisien, ci-contre), la Compagnie générale des salines de Tunisie (Cotusal), filiale des Salins du midi (qui vendent notamment les sels Baleine).
Or l’entreprise compte également comme actionnaire la Banque de Tunisie, dirigée jusqu’à la révolution par la femme d’Abdelwaheb Abdallah, un très proche conseiller de Ben Ali. Elle a pour directeur général Norbert de Guillebon, président de la section Tunisie des conseillers du commerce extérieur français (le réseau économique de l’ambassade), et pour directeur général adjoint Foued Lakhoua, par ailleurs président de la Chambre tuniso-française du commerce et de l’industrie.
Le très médiatique Christian de Boissieu, président du Conseil d’analyse économique (CAE), l’organisme gouvernemental français de prospective économique, émarge lui aussi au conseil d’administration de la Cotusal. Il a d’ailleurs été décoré par le régime de Ben Ali au titre de Commandeur de l’Ordre de la République tunisienne, et préside le cercle d’amitié France Tunisie.
C’est donc tout un réseau qui affleure, entre diplomatie et intérêts personnels, ce qui n’étonne personne à Tunis. «Depuis le président Chirac, le régime a été soutenu aveuglement. Quoi que nous fassions, c’était beau ! La France se plaisait à jouer ce rôle tout simplement parce que c’était payant pour les entreprises françaises et franco-tunisiennes», explique notamment Mohamed Ben Sedrine, le nouveau président de l’Utica, le Medef tunisien.
Dimanche, le nouvel ambassadeur de France en Tunisie, jusque-là en poste à Bagdad et ancien conseiller diplomatique de Nicolas Sarkozy, Boris Boillon, a promis une «ère nouvelle» dans les relations entre les deux pays. «On a besoin d’hommes nouveaux», dit-il. Il aura fort à faire
Mediapart
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