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Wednesday, August 08, 2012

Barraket Essahel à la fondation Temimi

L’oubli interdit
Quand Mohsen Kaabi et ses invités reconstituent le puzzle de «Barraket Essahel» à la fondation Temimi
Réunir des militaires pour témoigner contre les atrocités de Ben Ali, ce n’est pas une mince performance. Abdeljelil Temimi et Mohsen Kaabi ont réussi à réaliser ce scénario autrefois surréaliste.

Vendredi dernier à la Fondation, ce fut un autre épisode de la torture conjuguée à l’acharnement contre un des hommes brillants de l’Armée pour l’empêcher de se reconstruire après lui avoir infligé toutes les formes de la destruction physique et morale. La présence de son épouse et de sa sœur ont ajouté beaucoup de pathétique à cette joute qui a dévoilé bien des coins jusque-là très secrets de la grande machination appelée   «  Barraket Essahel ».

Mohsen Kaabi dut craquer à plusieurs reprises, et ce fut significatif de son extrême détresse morale d’antan : une première fois quand il évoqua le début de la torture subie, une deuxième fois quand il précisa que seul son père était venu à son secours matériel, une troisième lorsqu’il évoqua le traitement reçu grâce au concours de Pr Ezzedine Gueddiche pour le guérir de la dépression, etc.

La mésaventure de Mohsen Kaabi a débuté le 13 mai 1991 : capitaine à trente-cinq ans, il est envoyé de Bizerte sous escorte à la Sécurité militaire pour répondre d’un délit imaginaire, à savoir l’appartenance au mouvement Ennahdha. Son épouse, elle-même militaire, s’inquiéta de son absence et ne put recevoir aucune indication de son corps. Du coup surgirent les propos de Génral Ben Hassine lancés à l’adresse de la garnison militaire rassemblée deux jours auparavant à Bizerte : «  nous allons faire un coup de balai au sein de l’Armée ». La  poursuivant du regard, même après le rassemblement, il suscite chez elle étonnement, trouble et crainte.

Le voyage de l’enfer peut alors commencer et durera huit semaines marquées par des interrogatoires sans fondements puis par son transfert à la Sûreté de l’Etat au ministère de l’Intérieur où il put découvrir le large registre des tortionnaires dont le célèbre Bokassa, un expert en la matière et que Hamma Hammami a cité à plusieurs reprises avec « admiration » pour son ingéniosité dans l’exécrable besogne qu’il affectionnait. Un moment exceptionnel néanmoins : on lui enlève l’uniforme qu’on jette à la poubelle. C’est tout  un idéal qui est massacré ainsi que  tout l’édifice construit par l’engagement de toute une vie qui s’effondre. Cette profanation sera suivie d’un affront : on le confronte à un  de ses agents qui témoigna à son encontre en lui collant un délit mortel : élaboration et diffusion de tracts politiques à connotation religieuse appelant au renversement du régime.

Sous l’effet de la torture, Mohsen Kaabi  se résigna à apposer sa signature pour avouer ce qui n’a jamais été son forfait. Ainsi, le brillant officier qui a honoré son pays à l’étranger, qui a formé plusieurs générations et qui brillait dans ses domaines de compétence, selon le témoignage de son formateur et néanmoins admirateur, Abdelaziz Selmi, se retrouve accusé sans raison. Paradoxalement, il sera ensuite renvoyé de l’Armée pour « incompétence professionnelle » sans aucun moyen de recours pour l’avilir et l’exposer à l’extrême précarité. Pourtant  c’est Mohsen Kaabi qui avait écrit en 1989 dans le premier album de promotion édité à son initiative : « celui qui se montre, même un seul instant, peu regardant des droits de son pays demeurera toute sa vie avec une foi ébranlée et un affect stérile.»

Le massacre qui s’ensuivit est au dessus de la résistance d’un homme. La recherche d’emploi est un autre parcours du combattant avec une constante hypothèque de ses bourreaux qui parviennent à le déloger d’une société informatique fournisseur de la Présidence, les indicateurs ayant fait leur boulot. En 1992, c’est un autre rendez-vous avec l’adversité : au comble de sa déprime, il est victime avec sa famille d’un accident de la circulation. Bilan : décès de l’un de ses fils ( 5 ans) et fracture à la hanche pour son épouse, ce qui l’ a contrainte à recourir définitivement à une béquille, puis à quitter l’Armée en 1995 d’autant qu’elle subissait les conséquences du traitement infligé à son époux. Hospitalisés, les membres de la famille n’ont pu assister à l’enterrement de l’enfant parti pour l’éternité. Ces traumatismes n’auront pas raison du stoïcisme d’une famille unie dans le malheur et défiant avec des moyens intrinsèques une dictature qui ne dit pas son nom mais que ses pratiques la condamnent auprès de ceux qui savent ou qui endurent.

Mais la chance sourit à Mohsen Kaabi au sein de sa famille et dans son fief : son père lui fait don d’une parcelle à Ouesseltia. L’agriculture devient un projet viable, une évasion et une thérapie. L’homme et son foyer remontent la pente et se soustraient à l’arbitraire de l’administration, qui leur avait refusé d’ouvrir un taxiphone, et au zèle des bourreaux qui le soumettaient à un dégradant pointage biquotidien au poste de police et même toutes les fois qu’il se déplaçait jusqu’en 2008. D’ailleurs quand Mohsen Kaabi avait voulu s’en remettre à la justice pour mettre fin à cette restriction à la liberté synonyme de harcèlement moral, son avocat Abdelfattah Mourou l’en dissuada en lui conseillant de  continuer à pointer «  car ils sont capables de te malmener ; ce n’est pays de Droit et d’institutions. »

Ainsi pour un homme qui a été soumis au régime de l’internat, dont on connaît les contraintes et les frustrations, durant toute sa scolarité, du primaire à Ouesseltia, au secondaire à Kairouan jusqu’à l’Académie militaire à Foundouk Jedid où il a été consacré Ingénieur en Electronique, ce retour à la nature est une véritable libération, voire un don du ciel. A défaut de commander des hommes, il peut y programmer les cultures qui lui assurent la rentabilité recherchée et lui offrir l’opportunité de côtoyer des créatures inoffensives et fécondes.

Quand Mohamed Salah Hedri donne une piste 

Parmi les intervenants, c’est Mohamed Salah Hidri qui a apporté la révélation la plus spectaculaire : ayant été conseiller militaire au premier ministère, il s’est risqué une rapport ultra secret évoquant l’antagonisme latent entre la première génération dite Promotion Bourguiba ((Saint-Cyr 1956-57) et les jeunes officiers. Remis  au Premier ministre Rachid Sfar, avec la recommandation de ne pas le montrer au ministre de la Défense Slaheddine Bali, ce rapport donne également une lecture des relations tendues au sein de l’Armée et des perspectives d’avenir en faveur des générations montantes qui sont plus instruites, mieux formées et maîtrisant beaucoup mieux le terrain et les armes. Sans mesurer les conséquences de son acte, Sfar remet le rapport à son ministre de l’Intérieur, le général Ben Ali. C’est suffisant pour rappeler ce dernier à ses complexes d’infériorité, lui le bac-2 ou -4(?) et le militaire de formation minimum et repêché vers 1960 par son alliance au général Kéfi au moment où il devait comparaître devant le Conseil de discipline pour avoir égaré son arme sur la frontière algérienne. Devenu président, Ben Ali ne pouvait oublier ou  tolérer un tel affront. Ce récit accablant de Hidri peut donc constituer la matrice fondatrice de l’affaire Barraket Essahel. L’auteur sera par ailleurs le premier client de l’affaire : il est arrêté le 23 avril 1991 et écopera de huit ans d’emprisonnement, sans que cela lui inspire le moindre remords pour son initiative. Il livrera son propre témoignage vendredi prochain, ce qui promet d’autres révélations.

L’alibi du complot est fourni, selon cette même source, par des conseillers zélés tels Zouari, SG du RCD, qui prônait de pourchasser chez les militaires tous ceux susceptibles de sympathie envers Ennahdha ou s’donnant régulièrement à leurs obligations religieuses. Ben Ali peut alors foncer et s’appuie sur des inconditionnels comme Boularès et Ben Dhia, ministres de la Défense, Kallel, à l’Intérieur, et le haut commandement de l’Armèe. Ganzoui et Jenayeh, à l’Intérieur ont pris le relais pour parachever le scénario. De ce beau monde, seul Ganzoui eut le courage de reconnaître sa responsabilité et de s’excuser auprès des victimes. Et seul Abdelhamid Echeikh parmi les proches de Ben Ali qui refusa de jouer le rôle de complice ce qui lui valut son « exil » comme ambassadeur à Paris où il fit cette confidence à Ahmed Ben Salah avant son retour au bercail.

Dr Khelil à la barre

A son tour Dr Abdelaziz Khelil a apporté son témoignage : en tant que premier assistant au service d’orthopédie à l’hôpital militaire, il accueillait sous une fausse identité les militaires torturés au ministère de l’Intérieur dans un état des plus déplorables. Dès qu’il les eut reconnus et demandé les analyses que suscitait leur état, on les sortit de l’établissement pour éviter le scandale. Ce médecin dont l’honorabilité dépasse le cercle militaire s’était même  indigné du traitement infligé à se collègues militaires au ministère de l’Intérieur, appelant même à des mesures qui respectent la dignité humaine. Il quittera l’Armée à son tour écœuré et… soulagé.

L’hommage rendu à la fin de la séance par Abdeljelil Temimi à Mme Hana Kaabi, sous les applaudissements de la salle, est une modeste contribution de l’homme en faveur des victimes de l’injustice et de la barbarie, mais elle apporte du baume pour une dame qui n’a jamais baissé les bras et qui peut s’enorgueillir de demeurer debout, la béquille aidant, pour servir son foyer, et donc son pays, après l’avoir servi avec l’uniforme. Son bonheur, quoique mêlé de frustration, est que le principal bourreau est aujourd’hui déserteur, méritant l’opprobre et son bannissement par l’ensemble de la société.

Mais elle et son époux, qui a eu le courage de souvent écrire à ce sujet depuis janvier 2011, se sont investis d’une mission qui semble aussi rude qu’exaltante : impliquer tous ceux dont la responsabilité peut être établie concernant ce complot imaginaire, au motif de la complicité active. Quant à ceux soupçonnés de complicité passive, c’est le tourment de la conscience qui s’en chargera, si conscience il y a …

Sinon leur fierté peut découler du parcours accompli par leur fils aîné, polytechnicien et qui  exerce son métier à Paris, récompensant sa famille pour ses sacrifices et honorant son pays, malgré les déboires subis par ses géniteurs.

Par Mohamed Kilani




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