L’oubli interdit
Quand
Mohsen Kaabi et ses invités reconstituent le puzzle de «Barraket Essahel» à
la fondation Temimi
Réunir des militaires pour
témoigner contre les atrocités de Ben Ali, ce n’est pas une mince
performance. Abdeljelil Temimi et Mohsen Kaabi ont réussi à réaliser ce
scénario autrefois surréaliste.
Vendredi dernier à la Fondation, ce fut un autre épisode de la torture conjuguée à l’acharnement contre un des hommes brillants de l’Armée pour l’empêcher de se reconstruire après lui avoir infligé toutes les formes de la destruction physique et morale. La présence de son épouse et de sa sœur ont ajouté beaucoup de pathétique à cette joute qui a dévoilé bien des coins jusque-là très secrets de la grande machination appelée « Barraket Essahel ».
Mohsen Kaabi dut craquer à plusieurs reprises, et ce
fut significatif de son extrême détresse morale d’antan : une première
fois quand il évoqua le début de la torture subie, une deuxième fois quand il
précisa que seul son père était venu à son secours matériel, une troisième
lorsqu’il évoqua le traitement reçu grâce au concours de Pr Ezzedine
Gueddiche pour le guérir de la dépression, etc.
La mésaventure de Mohsen Kaabi a débuté le 13 mai
1991 : capitaine à trente-cinq ans, il est envoyé de Bizerte sous
escorte à la Sécurité militaire pour répondre d’un délit imaginaire, à savoir
l’appartenance au mouvement Ennahdha. Son épouse, elle-même militaire,
s’inquiéta de son absence et ne put recevoir aucune indication de son corps.
Du coup surgirent les propos de Génral Ben Hassine lancés à l’adresse de
la garnison militaire rassemblée deux jours auparavant à Bizerte :
« nous allons faire un coup de balai au sein de l’Armée ». La poursuivant du regard, même après le
rassemblement, il suscite chez elle étonnement, trouble et crainte.
Le voyage de l’enfer peut alors commencer et durera
huit semaines marquées par des interrogatoires sans fondements puis par son
transfert à la Sûreté de l’Etat au ministère de l’Intérieur où il put
découvrir le large registre des tortionnaires dont le célèbre Bokassa, un
expert en la matière et que Hamma Hammami a cité à plusieurs reprises avec
« admiration » pour son ingéniosité dans l’exécrable besogne qu’il
affectionnait. Un moment exceptionnel néanmoins : on lui enlève l’uniforme
qu’on jette à la poubelle. C’est tout
un idéal qui est massacré ainsi que
tout l’édifice construit par l’engagement de toute une vie qui
s’effondre. Cette profanation sera suivie d’un affront : on le confronte
à un de ses agents qui témoigna à son
encontre en lui collant un délit mortel : élaboration et diffusion de
tracts politiques à connotation religieuse appelant au renversement du
régime.
Sous l’effet de la torture, Mohsen Kaabi se résigna à apposer sa signature pour
avouer ce qui n’a jamais été son forfait. Ainsi, le brillant officier qui a
honoré son pays à l’étranger, qui a formé plusieurs générations et qui
brillait dans ses domaines de compétence, selon le témoignage de son
formateur et néanmoins admirateur, Abdelaziz Selmi, se retrouve accusé sans raison.
Paradoxalement, il sera ensuite renvoyé de l’Armée pour « incompétence
professionnelle » sans aucun moyen de recours pour l’avilir et l’exposer
à l’extrême précarité. Pourtant c’est
Mohsen Kaabi qui avait écrit en 1989 dans le premier album de promotion édité
à son initiative : « celui qui se montre, même un seul instant, peu regardant
des droits de son pays demeurera toute sa vie avec une foi ébranlée et un
affect stérile.»
Le massacre qui s’ensuivit est au dessus de la
résistance d’un homme. La recherche d’emploi est un autre parcours du
combattant avec une constante hypothèque de ses bourreaux qui parviennent à
le déloger d’une société informatique fournisseur de la Présidence, les
indicateurs ayant fait leur boulot. En 1992, c’est un autre rendez-vous avec
l’adversité : au comble de sa déprime, il est victime avec sa famille
d’un accident de la circulation. Bilan : décès de l’un de ses fils ( 5
ans) et fracture à la hanche pour son épouse, ce qui l’ a contrainte à
recourir définitivement à une béquille, puis à quitter l’Armée en 1995
d’autant qu’elle subissait les conséquences du traitement infligé à son
époux. Hospitalisés, les membres de la famille n’ont pu assister à
l’enterrement de l’enfant parti pour l’éternité. Ces traumatismes n’auront pas
raison du stoïcisme d’une famille unie dans le malheur et défiant avec des
moyens intrinsèques une dictature qui ne dit pas son nom mais que ses
pratiques la condamnent auprès de ceux qui savent ou qui endurent.
Mais la chance sourit à Mohsen Kaabi au sein de sa
famille et dans son fief : son père lui fait don d’une parcelle à
Ouesseltia. L’agriculture devient un projet viable, une évasion et une
thérapie. L’homme et son foyer remontent la pente et se soustraient à
l’arbitraire de l’administration, qui leur avait refusé d’ouvrir un
taxiphone, et au zèle des bourreaux qui le soumettaient à un dégradant
pointage biquotidien au poste de police et même toutes les fois qu’il se
déplaçait jusqu’en 2008. D’ailleurs quand Mohsen Kaabi avait voulu s’en remettre
à la justice pour mettre fin à cette restriction à la liberté synonyme de
harcèlement moral, son avocat Abdelfattah Mourou l’en dissuada en lui
conseillant de continuer à pointer « car ils sont capables de te
malmener ; ce n’est pays de Droit et d’institutions. »
Ainsi pour un homme qui a été soumis au régime de
l’internat, dont on connaît les contraintes et les frustrations, durant toute
sa scolarité, du primaire à Ouesseltia, au secondaire à Kairouan jusqu’à
l’Académie militaire à Foundouk Jedid où il a été consacré Ingénieur en
Electronique, ce retour à la nature est une véritable libération, voire un
don du ciel. A défaut de commander des hommes, il peut y programmer les
cultures qui lui assurent la rentabilité recherchée et lui offrir l’opportunité
de côtoyer des créatures inoffensives et fécondes.
Quand Mohamed
Salah Hedri donne une piste
Parmi les intervenants, c’est Mohamed Salah Hidri
qui a apporté la révélation la plus spectaculaire : ayant été conseiller
militaire au premier ministère, il s’est risqué une rapport ultra secret
évoquant l’antagonisme latent entre la première génération dite Promotion
Bourguiba ((Saint-Cyr 1956-57) et les jeunes officiers. Remis au Premier ministre Rachid Sfar, avec la
recommandation de ne pas le montrer au ministre de la Défense Slaheddine
Bali, ce rapport donne également une lecture des relations tendues au sein de
l’Armée et des perspectives d’avenir en faveur des générations
montantes qui sont plus instruites, mieux formées et maîtrisant beaucoup
mieux le terrain et les armes. Sans mesurer les conséquences de son acte,
Sfar remet le rapport à son ministre de l’Intérieur, le général Ben Ali.
C’est suffisant pour rappeler ce dernier à ses complexes d’infériorité, lui
le bac-2 ou -4(?) et le militaire de formation minimum et repêché vers 1960
par son alliance au général Kéfi au moment où il devait comparaître devant le
Conseil de discipline pour avoir égaré son arme sur la frontière algérienne.
Devenu président, Ben Ali ne pouvait oublier ou tolérer un tel affront. Ce récit accablant
de Hidri peut donc constituer la matrice fondatrice de l’affaire Barraket
Essahel. L’auteur sera par ailleurs le premier client de l’affaire : il
est arrêté le 23 avril 1991 et écopera de huit ans d’emprisonnement, sans que
cela lui inspire le moindre remords pour son initiative. Il livrera son
propre témoignage vendredi prochain, ce qui promet d’autres révélations.
L’alibi du complot est fourni, selon cette même
source, par des conseillers zélés tels Zouari, SG du RCD, qui prônait de
pourchasser chez les militaires tous ceux susceptibles de sympathie envers
Ennahdha ou s’donnant régulièrement à leurs obligations religieuses. Ben Ali
peut alors foncer et s’appuie sur des inconditionnels comme Boularès et Ben
Dhia, ministres de la Défense, Kallel, à l’Intérieur, et le haut commandement
de l’Armèe. Ganzoui et Jenayeh, à l’Intérieur ont pris le relais pour
parachever le scénario. De ce beau monde, seul Ganzoui eut le courage de
reconnaître sa responsabilité et de s’excuser auprès des victimes. Et seul
Abdelhamid Echeikh parmi les proches de Ben Ali qui refusa de jouer le rôle
de complice ce qui lui valut son « exil » comme ambassadeur à Paris
où il fit cette confidence à Ahmed Ben Salah avant son retour au bercail.
Dr Khelil à
la barre
A son tour Dr Abdelaziz Khelil a apporté son
témoignage : en tant que premier assistant au service d’orthopédie à
l’hôpital militaire, il accueillait sous une fausse identité les militaires
torturés au ministère de l’Intérieur dans un état des plus déplorables. Dès
qu’il les eut reconnus et demandé les analyses que suscitait leur état, on
les sortit de l’établissement pour éviter le scandale. Ce médecin dont
l’honorabilité dépasse le cercle militaire s’était même indigné du traitement infligé à se
collègues militaires au ministère de l’Intérieur, appelant même à des mesures
qui respectent la dignité humaine. Il quittera l’Armée à son tour écœuré et…
soulagé.
L’hommage rendu à la fin de la séance par Abdeljelil
Temimi à Mme Hana Kaabi, sous les applaudissements de la salle, est une
modeste contribution de l’homme en faveur des victimes de l’injustice et de
la barbarie, mais elle apporte du baume pour une dame qui n’a jamais baissé
les bras et qui peut s’enorgueillir de demeurer debout, la béquille aidant,
pour servir son foyer, et donc son pays, après l’avoir servi avec l’uniforme.
Son bonheur, quoique mêlé de frustration, est que le principal bourreau est
aujourd’hui déserteur, méritant l’opprobre et son bannissement par l’ensemble
de la société.
Mais elle et son époux, qui a eu le courage de
souvent écrire à ce sujet depuis janvier 2011, se sont investis d’une mission
qui semble aussi rude qu’exaltante : impliquer tous ceux dont la
responsabilité peut être établie concernant ce complot imaginaire, au motif
de la complicité active. Quant à ceux soupçonnés de complicité passive, c’est
le tourment de la conscience qui s’en chargera, si conscience il y a …
Sinon leur fierté peut découler du parcours accompli
par leur fils aîné, polytechnicien et qui
exerce son métier à Paris, récompensant sa famille pour ses sacrifices
et honorant son pays, malgré les déboires subis par ses géniteurs.
Par Mohamed
Kilani
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Wednesday, August 08, 2012
Barraket Essahel à la fondation Temimi
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