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Friday, March 20, 2009

Ce texte de l'historien tunisien Mohamed Talbi,

à la veille de l'invasion de l'Irak en mars 2003


« Delenda est Bagdado ! »


Bagdad, que Washington se prépare à détruire, n’est plus, pour nous, qu’une ville-symbole qui ne constitue plus une menace pour personne. C’était aussi le cas de Carthage lorsqu’elle fut rasée par Rome. En 146 av. J.-C., l’opération fut confiée par le Sénat romain à deux Scipion : le second, fils adoptif du premier, acheva l’entreprise commencée par son père.

De même, la destruction de Bagdad a été, en un premier temps, confiée par le Sénat américain à Bush père. Le (vrai) fils de celui-ci se prépare à « finir le boulot ».

En 202 av. J.-C., par sa victoire à Zama, Scipion le Père, dit l'Africain, qui s'était assuré le concours des princes numides - psalmodions ici la Prière de l'Absent pour nos princes arabes d'aujourd'hui -, mit fin à la puissance militaire de Carthage, qui fut désarmée : elle livra tous ses éléphants, les blindés de l'époque. De sa puissante flotte, elle ne conserva qu'une dizaine de navires et dut s'engager à payer un vertigineux tribut de 10 000 talents (il n'y avait pas encore de pétrole à partager).

En 153 av. J.-C., Rome dépêcha à Carthage une commission d'enquête dont la présidence fut confiée à Caton, sorte d'Hans Blix antique. Le Conseil de sécurité n'existait pas encore, bien sûr, mais, comme Washington, Rome tenait à la légalité. L'Occident, nous dit-on, a des valeurs à défendre, au besoin par la force. Caton constata donc que Carthage n'avait pas respecté les obligations qui lui étaient imposées et était redevenue une menace pour la paix. Il en apporta la preuve, devant le Sénat ahuri, sous la forme d'une figue fraîche et termina la lecture de son rapport par le fameux « Delenda est Carthago » (« Carthage doit être détruite»).

Ce jour-là, un dogme est né, que toutes les grandes puissances de l'avenir reprendront, sans le dire, à leur compte : le redressement des autres constitue toujours une menace potentielle qui justifie une guerre préventive. Washington en est convaincu. De là découle sa logique de super et unique puissance, dont Rome avait donné un si probant exemple qui permit à la Pax romana de régner durant des siècles. À coup sûr, la Pax americana y trouve inspiration et justification.

Carthage se raccrocha à la paix avec l'illusion du désespoir. Elle dépêcha à Rome un émissaire du nom de Banno. Polybe, l'historien grec (v. 200 av. J.C.-v. 120. av. J.C.), lui prête ce discours : « Il n'est plus temps d'évoquer la question de droit. À cette heure, les Carthaginois ne s'adressent plus qu'à la pitié des Romains. Ils n'en sont pas indignes. Pendant de longues années, ils ont observé le traité de Scipion et viennent de se soumettre à tout ce qu'on avait exigé d'eux. »

Devant ce discours pathétique, le Sénat resta de marbre. La figue fraîche était une preuve si flagrante de la mauvaise volonté carthaginoise qu'il ne restait plus d'autre choix que la guerre. C'est aussi ce qu'espérait Colin Powell en présentant, le 5 février, au Conseil de sécurité, des preuves non moins accablantes de la duplicité de Bagdad. Il n'eut pas le même succès, mais faisons-lui confiance : la guerre, il la fera.

Charles-André Julien écrit : « Trois ans durant [149-146 av. J.C.], comme une bête forcée, Carthage tint tête aux chasseurs, avec une vigueur que le Sénat n'avait pas prévue. » Les femmes elles-mêmes sacrifièrent leurs cheveux pour en tresser des cordes pour les catapultes. Alors Rome trouva son second Bush. Ce fut Scipion Emilien, fils adoptif de Scipion l'Africain. L'Histoire présente parfois de troublantes similitudes !

Les Carthaginois furent exterminés jusqu'au dernier, et la ville livrée aux flammes, dix jours durant. Sophonisbe, femme du chef carthaginois Hasdrubal, qui s'était rendu pour échapper à l'humiliation, se jeta dans les flammes, parée de tous ses bijoux. Labouré et semé de sel, le sol de la ville fut déclaré maudit. Les princes numides disparurent, et les dieux de Rome remplacèrent ceux de Carthage. Un très beau Djihad, vraiment, mais aujourd'hui aussi, pour que triomphent les valeurs occidentales, Delenda est Bagdado !

Or Bagdad, la ville des Mille et Une Nuits, nourrit notre imaginaire et alimente notre fierté. C'est à cela que Bush en veut. Car la menace qu'elle représente est encore moins effrayante que la figue de Caton. Elle est le symbole de notre apport à la culture et à la civilisation universelles. Même si elle est loin de sa splendeur passée, elle reste un symbole. Son souverain le plus prestigieux, Haroun el-Rachid (786-809), fut un peu notre Charlemagne, avec lequel il était d'ailleurs en contact. La détruire, c'est s'en prendre sciemment à un symbole, c'est vouloir nous avilir. Cela dénote la volonté préméditée et consciente de briser le ressort de notre relèvement et de notre dignité.

Le site de la ville est connu depuis la plus haute Antiquité : le nom de Bagdadu figure dans un document datant de l'an 1800 av. J.-C., à l'époque d'Hammourabi. Mais la capitale des Abbassides fut fondée par el-Mansour. « Les architectes dressèrent les plans de la nouvelle capitale dès 758, mais la construction ne commença qu'en 762. El-Mansour donna à Bagdad le nom de Ville de la Paix (Madînat el-Salam). Tel fut son nom officiel, que l'on retrouve sur des monnaies et dans des documents administratifs. »(1)

Au coeur de la nouvelle capitale se trouvait la cité impériale, la « Ville ronde », d'un diamètre de 2,3 km, traversée par deux axes perpendiculaires, avec une porte monumentale de marbre et de dorures : Bâb el-Dhahab. Mais « la gloire de la Ville ronde était le dôme vert, de 48,36 m de haut, qui dominait le palais avec un cavalier au sommet. Il s'écroula en 941 par une nuit de tempête. »(2) Tous nos poètes, dont les vers sont gravés dans nos mémoires, ont exalté sa beauté, avec ses palais ornés de somptueuses décorations, ses maisons bourgeoises d'un luxe inouï, ses milliers de mosquées et de bains publics (mille cinq cents recensés en 993), ses merveilleux jardins qui les faisaient rêver et sa verte campagne : ils la qualifiaient de « paradis terrestre ».

À son apogée, sa population comptait 1,5 million d'âmes. On y parlait toutes les langues, on y coudoyait toutes les ethnies, toutes les confessions. Benjamin de Tudèle, qui visita la ville en 1171, y trouva quarante mille juifs qui possédaient dix écoles. Mais Bagdad, ce bel exemple de ce que peuvent produire liberté intellectuelle et métissage culturel, fut surtout un prodigieux creuset de civilisation. Lucien Leclerc écrit : « Le IXe siècle ne s'écoulera pas que les Arabes n'aient en leur possession toute la science de la Grèce, ne comptent parmi eux des savants de premier ordre [...] et ne montrent dès lors, pour la culture des sciences exactes, une aptitude que n'eurent pas leurs initiateurs, désormais dépassés. »(3) Et Marc Bergé, de son côté, note : « Les Arabes, par un travail de recherche persévérant et critique, allaient faire gagner quelques siècles au renouveau futur de l'Occident chrétien, et c'est à la splendide ville de Bagdad qu'échut l'honneur d'être le premier creuset d'une science renouvelée. »(4)

Frapper Bagdad, c'est frapper notre honneur et notre culture. C'est aussi poursuivre la politique du cynisme, de l'arrogance et de l'hégémonie. Bush père, c'est Scipion l'Africain ; Bush fils, c'est Scipion Emilien. Delenda est Carthago ou Delenda est Bagdado, même combat. Même visée aussi, à plus de deux millénaires de distance : instaurer la Pax romana ou la Pax americana. Comment ne pas saisir la continuité dans le projet et la similitude dans les procédés ?

1. Les Arabes, Marc Bergé, éd. Lidis, Paris, 1978, p. 98.

2. Encyclopédie de l’islam, I, 922.

3. Histoire de la médecine arabe, Paris, 1876, I, 92.

4. Op. cit., pp. 323-324.

(Source : L’intelligent N°2200 du 9 au 15 mars 2003)



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