La blogueuse, le Nobel et les truands: Le Nobel de la paix file entre les doigts de Lina Ben Mhenni
Par Safwene Grira
Dimanche 9 octobre 2011
Article paru dans Tunis Tribune
La désignation à Oslo des lauréates du Prix Nobel de la paix a été particulièrement suivie en Tunisie. Non pas en raison d’un intérêt que l’on porte habituellement dans notre pays aux affaires de ce monde ou aux auteurs des œuvres marquantes, mais parce qu’il s’est trouvé que l’une des prétendantes à ce titre, Mademoiselle Lina ben Mhenni, est tunisienne.
Celle-ci avait fait l’objet, les internautes s’en souviennent, d’une campagne féroce de dénigrement sitôt l’information de sa nomination ébruitée. A l’égard de Mademoiselle Ben Mhenni je n’éprouve pas de sympathie particulière et elle n’a pas eu l’occasion de figurer parmi mes amis. Mais je me souviens avoir trouvé particulièrement odieuse la campagne qui l’a visée. Les motifs en étaient contestables, la qualité des auteurs plus que suspecte.
Un acharnement suspect avec des méthodes anciennes
Les motifs de cette campagne et les moyens mis en œuvre étaient ainsi plus que douteux. On s’est employé à montrer des photos de la jeune femme, prises de son profil Facebook, où elle arborait des postures un peu décontractées, parfois légèrement fagotée.
Cela m’a fait rappeler les méthodes qui avaient court sous l’ancien régime.
Mais le fait qu’elles aient court encore aujourd’hui me fait douter quelque part de l’appropriation du qualificatif « ancien » que je lui attribue. Entre ces méthodes et les chantages vidéo pratiqués par Ben Ali il n’y a qu’un degré dans la démarche et la technique à franchir. Ces faits d’armes étaient bien connus en Tunisie comme à l’étranger. A titre d’exemple, un article paru le 12 août 1992 dans Le Canard Enchaîné sous la plume de Stéphane Maxime ne relatait-il pas des faits similaires sous un titre on ne peut plus suggestif : « Les opposants du patron de la Tunisie piégés à la caméra cachées » ? Rabha Attaf quant à elle, dans un numéro du Magazine Actuel, appelait cela tout simplement « la politique porno de Ben Ali ». Autant de sombres méthodes dont avaient fait les frais des femmes d’opposants politiques à l’instar de Widad, épouse de Ali Lâaridh, opposant islamiste, dans les locaux du sombre Ministère de l’intérieur en 1992. (*)
Je ne verrais donc pas pourquoi condamner Ben Ali lorsque, tant ses méthodes que son état d’esprit, s’avèrent aujourd’hui partagés par une large frange de notre population. Quelque part alors, Ben Ali nous correspondrait, et donc nous conviendrait. On n’aurait ainsi pas condamné les Trabelsi parce que l’on trouvait répréhensibles les démonstrations d’opulence auxquelles ils se livraient, mais simplement parce que tel luxe nous aurait été inaccessible.
Le parallèle avec Ben Ali prend toutes ses dimensions pour peu que l’on se penche sur les motivations de ces détracteurs. Je ne les crois animés que par un sentiment de jalousie suprême. Mais n’était-ce pas Curzio Malaparte qui affirmait à juste titre que « la dictature était la forme la plus complète de la jalousie » ?
Quand il s’agit ensuite de définir les auteurs de cette campagne on trouve que leur qualité est davantage sujette à caution. Il s’agit soit de groupes anonymes, soit de personnes à qui je ne connaissais pas de militantisme politique ou même associatif par le passé. On pourrait reprocher ce que l'on veut à Mademoiselle Ben Mhenni et minorer les risques qu’elle aurait pris pour des raisons sur lesquelles il serait inopportun de s’étendre ici, il n’en demeure pas moins qu’il lui aurait été plus confortable de mener une vie de sinécure, celle à laquelle se livraient sans doute à l’époque les auteurs de ces diatribes.
Lina Ben Mhenni n’aurait pas pu remporter le Nobel..
Je ne me faisais par contre aucune illusion quant l’attribution de la récompense Nobel. Il était à mon sens évident que le prix n’aille pas orner l’étagère à trophées de la blogueuse à côté de la médaille d’argent remportée en 2009 dans la discipline de la marche athlétique dans les jeux mondiaux des transplantés tenus à Sydney. Elle ne pouvait prétendre à cette récompense, bien qu’elle fût pourvue quelque part d’un profil séduisant pour une mentalité occidentale qui n’a jamais su se départir de concepts post-orientalistes, sous le prisme desquels elle pose et impose.
Ce n’était donc pas en raison de critères subjectifs dont elle serait dépourvue qu’elle en avait été privée, mais c’était davantage des considérations plus objectives qui s’y étaient opposées. Elles sont au nombre de deux.
La logique du prix Nobel a été ces dernières années, en sus de sa valeur hautement symbolique, caractérisée par des considérations pratiques. Elle visait davantage à encourager un processus en formation qu’à récompenser une œuvre en accomplissement.
Une logique tournée vers l’avenir donc. Comment expliquer sinon la récompense du prix Nobel de la paix attribuée à Barack Obama le 09 octobre 2009 soit quelques mois seulement après qu’il ait pris les rênes de sa charge auguste ?
Une dimension politique certaine donc, et c’est en cela que l’on est en droit de la trouver contestable. Juger d’une œuvre réformatrice en accomplissement qu’elle a été bénéfique pour la paix, même si la démarche contient une dose de subjectivité dans la mesure où elle renvoie toujours à une certaine conception de la paix, n’équivaut certainement pas à l’attribuer à quelqu’un qui commence à oeuvrer dans ce sens. Comment expliquer autrement sinon l’attribution de ce prix en ce jour du 7 octobre 2011 à Tawakol Karman, elle qui mène un combat dont on ne peut préjuger de l’issue ?
D’une manière plus intéressante encore, la caractéristique principale des Révolutions arabes a été l’absence de leadership. Il peut s’agir selon les opinions d’une bonne ou d’une mauvaise chose et là-dessus on peut fort bien disserter. Il semble cependant que l’état d’esprit général de la population tunisienne aille dans le sens de l’appréciation d’une telle caractéristique. Dès lors, accorder une récompense de l’envergure du Prix Nobel de la paix à une personne en particulier, quelque ait été par ailleurs la valeur de sa contribution à partir du moment où elle n’avait pas conduit à l’instauration d’un leadership, risquerait d’être mal perçue par l’ensemble de tunisiens. Ne vaudrait-il pas mieux l’attribuer symboliquement à un peuple tout entier ? Telle initiative risquerait d’être perçue par certains de nos compatriotes comme une tentative d’ingérence dans les affaires tunisiennes. Désigner à titre symbolique un lauréat équivaudrait à vouloir désigner a posteriori un leader, avec tout le corpus idéologique inhérent à cette personne. Il s’agirait en d’autres termes de donner un visage à la Révolution tunisienne, de dire qu’elle avait été à son image. Cela n’aurait pas plu à tout le monde car tout le monde est en droit de ne pas vouloir s’identifier à Mademoiselle Lina Ben Mhenni. Elle est en droit en revanche à s’attendre à une certaine reconnaissance pour les risques qu’elle a osé prendre.
(*) Je vous renvoie aux Annexes à l’excellent livre d’Ahmed Manaï : « Supplice Tunisien, dans le jardin secret du Général Ben Ali. » La découverte/ Témoins.
http://tunisitri.wordpress.com/2011/10/09/tunisie-la-blogueuse-le-nobel-et-les-truands/#more-3938/
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