Libye: la monstruosité de l’impérialisme humanitaire disséquée par
Pepe Escobar
Même si tout n’est peut-être pas encore terminé en Libye, on peut dire que dans son combat, le colonel Kadhafi, sa famille et ceux qui en Libye lui sont restés fidèles n’ont pas manqué de courage et même de panache. Certes Kadhafi est un dictateur au visage boursouflé par le botox mais il a fait preuve d’une classe qui fait défaut à ses adversaires occidentaux, de Sarkozy à Cameron en passant par Obama et le Canadien Harper. Pour tout dire, la France avait fait beaucoup moins bien avant de demander un armistice au Reich allemand en juin 1940.
Ils ont parfaitement fait honneur au nom de leur pays, Libye, un nom que déjà les Egyptiens anciens prononçaient alors que le monde civilisé n’avait que vaguement entendu parler du Gharb, ce mot sémitique qui donnera Europe. Les Lebou ou Libyens étaient en effet ces tribus et Etats berbères qui affrontaient régulièrement l’Egypte des Pharaons, la superpuissance de l’époque. Une dynastie impériale égyptienne au moins sera d’ailleurs d’origine libyenne.
Au nom du Parti Socialiste français, Harlem Désir déclare se réjouir de la fin du « régime dictatorial » libyen. De fait, le PS de Martine Aubry a soutenu dès le début l’aventure néocoloniale lancée par MM. Sarkozy et Cameron. Ce n’est pas une erreur d’appréciation ou d’analyse de la part des dirigeants socialistes mais simplement un signe de leur adhésion idéologique à ce genre d’entreprises.
Après tout, Bernard Kouchner, le pionnier du retour aux vertus de l’ingérence humanitaire ne fricotait-il pas avec le PS avant d’aller rejoindre le gouvernement de M. Fillon ? Il y a des logiques profondes que l’enrobage des discours peine pourtant à masquer complètement.
Et au fond, quand on écoute Me Thibault de Montbrial, avocat en France de Mme Nefissatou Diallo, on est confondu par le niveau de la gangrène qui pourrit le Parti Socialiste.
Il faut beaucoup de sang froid, d’informations et d’esprit d’analyse pour naviguer dans le brouillard et les écrans de fumée de la propagande occidentale. C’est ce que fait, il n’est bien sûr pas le seul, avec brio Pepe Escobar dans un article d’Asia Times où il expose non seulement les objectifs stratégiques et économiques de l’OTAN et des Etats Unis en Libye, mais aussi la structure de l’alliance «démocratique et humanitaire» où se mêlent des démocraties reconnues comme le Royaume Uni et les nouvelles grandes démocraties que sont la Jordanie ou l’Arabie Saoudite. Martine Aubry ne pipe mot à ce sujet d’ailleurs.
Enfin il explique en quoi a consisté l’opération «Sirène », une action planifiée de bout en bout par l’OTAN qui n’a ménagé non plus aucun effort logistique, sans parler de sa contribution en hommes et sans omettre bien sûr des opérations massives de bombardements dont les victimes civiles se comptent pas milliers.
Lisez attentivement l’article, il nous permet de comprendre plus précisément la nature monstrueuse et foncièrement inhumaine de ces puissances qui prétendent agir à des fins humanitaires.
Bienvenue à la ‘démocratie’ libyenne
par Pepe Escobar, Asia Times (Hong Kong) 24 août 2011
Big Kadhafi vient à peine de quitter les lieux – le complexe de Bab-al-Azizia – que les vautours occidentaux tournoient déjà au-dessus; c’est la ruée pour s’emparer du “gros lot” – les ressources pétrolières et gazières libyennes.
La Libye est autant un pion dans une importante partie d’échecs géopolitique, géo-économique et géostratégique qu’une saynète moralisatrice présentée sous forme de reality-show ; des “rebelles” idéalistes gagnent contre l’ennemi public N°1. Autrefois, cet ennemi public était Saddam Hussein puis Oussama ben Laden et c’est aujourd’hui Mouammar Kadhafi. Demain ce sera le président Bachar al-Assad en Syrie, un jour ce sera le president mahmoud Ahmadinejad. L’ennemi n’est jamais l’ultraréactionnaire famille Saoud d’Arabie.
Comment l’OTAN a gagné la guerre
Malgré la spectaculaire réapparition du fils de Kadhafi Seif al-Islam, l’OTAN a pratiquement gagné la guerre civile libyenne (ou “activité militaire kinétique,” selon la Maison Blanche). Les masses « populaires libyennes » ont été au mieux spectatrices, ou en petite partie actrices sous la forme de quelques milliers de « rebelles » munis de kalachnikovs.
Le haut de l’affiche a été tenu par la R2P (Responsabilty To Protect, “devoir de protéger”). Dès le début, la R2P brandie par la France et la Grande Bretagne avec le soutien des Etats Unis s’est comme par enchantement muée en changement de régime. Ce qui a amené dans cette production des acteurs non cités dans le casting: des “conseillers” fournis par les monarchies arabes ainsi que des “contractors” ou “mercenaires”.
L’OTAN a commence à l’emporter en déclenchant l’opération Sirène au moment de l’Iftar (rupture du jeune du mois de Ramadan – samedi soir dernier. « Sirène » était un nom de code pour l’invasion de Tripoli. C’était le coup de force final – et désespéré – de l’OTAN après que l’absence complète de résultats des rebelles chaotiques après cinq mois de lutte contre les troupes de Kadhafi.
Jusqu’alors, le plan A de l’OTAN avait été d’essayer de tuer Kadhafi. Ce que la claque de la R2P – de droite comme de gauche – a baptisé « l’usure régulière de l’OTAN » se résumait à prier pour trois résultats : Kadhafi est tué, Kadhafi se rend, Kadhafi fuit.
Non que rien de tout ça ait empêché des bombes de tomber sur des maisons, des universités, des hôpitaux où même près du ministère des affaires étrangères. Tout – et tout le monde – était une cible. “Sirène” comportait une distribution haute en couleurs de “rebelles de l’OTAN”, de fanatiques islamistes, de journalistes crédules « embedded », des foules enthousiastes pour la télévision, et des jeunes de Cyrénaïque manipulés par des transfuges opportunistes du régime de Kadhafi qui s’attendent à de gros chèques de la part des géants pétroliers Total et BP.
Avec “Sirène”, l’OTAN est arrivée dans le flamboiement (au sens littéral) de toutes ses armes: des hélicoptères Apache tirant sans discontinuer et des avions bombardant tout ce qui ce qui est à leur portée. L’OTAN a supervise le débarquement de centaines de combattants venus de Misrata, à l’est de Tripoli tandis qu’un bateau de guerre de l’OTAN leur fournissait des armes lourdes.
Rien que dans la journée de dimanche, il y dû avoir 1300 civils tués à Tripoli et au moins 5000 blessés. Le ministère de la santé a annoncé que les hôpitaux étaient débordés. Quiconque croyait à ce moment là que les bombardements incessants de l’OTAN avaient quelque chose à voir avec le « devoir de protéger » et la résolution 1973 de l’ONU s’est retrouvé dans une unité de soins intensifs.
L’OTAN a fait précéder “Sirène” par des bombardements intensifs sur Zawiya – une ville clef avec sa raffinerie de pétrole à 50 kilomètres à l’ouest de Tripoli. Ce qui a stoppé l’approvisionnement de Tripoli en carburant. Selon l’OTAN elle-même, au moins la moitié des forces armées libyennes a été “dégradée” – le Pentagone parle ainsi des tués ou des blesses graves. Ce qui signifie des dizaines de milliers de morts. Ce qui explique aussi la disparition mystérieuse des 65 000 soldats chargés de défendre tripoli. Et explique aussi largement pourquoi le régime de Kadhafi, au pouvoir depuis 42 ans, s’est alors effondré en à peine 24 heures.
Le lancement de l’opération Sirène par l’OTAN – après 20 000 sorties aériennes et 7 500 frappes sur des cibles au sol – n’a été rendu possible que par une décision cruciale de l’administration Obama début juillet, autorisant, ainsi que l’avait rapporté le Washington Post, « le partage des matériaux les plus sensible avec l’OTAN, y compris l’imagerie et les interceptions de signaux qui pouvaient être transmises aux forces spéciales françaises et britanniques sur le terrain en plus des aviateurs dans le ciel. »
C’est que, sans la puissance de feu inégalée du Pentagone, son know how, ses satellites et ses drones, l’OTAN serait encore empêtrée dans l’Opération Bourbier Interminable – et l’administration Obama ne pourrait pas savourer une grande victoire dans ce « drame kinétique. »
Qui sont ces gens ?
Qui sont ces gens qui ont soudainement manifesté bruyamment leur joie sur les écrans de télévision européens et US? Après les sourires pour les caméras et les tirs en l’air à la Kalachnikov, préparez-vous à quelques grands feux d’artifice fratricides.
Les troubles ethniques et tribaux sont condamnés à exploser. Beaucoup de Berbères venus des montagnes de l’ouest et qui sont entrés à tripoli par le sud ce dernier weekend sont des salafistes rigoristes. Il en va de même avec la nébuleuse salafiste/Frères Musulmans de Cyrénaïque qui a été entraînée militairement pas les agents de la CIA présents sur le terrain. Autant ces fondamentalistes se sont servis » des Européens et des Américains pour se rapprocher du pouvoir, autant ils pourraient se transformer en force de guérilla agressive en cas de marginalisation par les nouveaux maîtres de l’OTAN.
La grande “révolution” basée à Benghazi, vendue à l’Occident comme un mouvement populaire a toujours été un mythe. Il y a seulement deux mois, les « révolutionnaires » en armes étaient à peine un millier. La solution de l’OTAN a été de bâtir une armée de mercenaires – avec toutes sortes de types louches allant d’anciens membres des escadrons de la mort colombiens à des recruteurs venus du Qatar et des Emirats Arabes Unis qui ont ramassé de nombreux Tunisiens au chômage et des membres de tribus mécontents de Tripoli. Tout ça en plus de l’équipe de mercenaires de la CIA – salafistes de Derna et de Benghazi – et de l’équipe de la famille Saoud – le gang des Frères Musulmans.
Il est difficile de ne pas se souvenir du gang de la drogue de l’UCK au Kosovo –la guerre que l’OTAN avait “gagnée” dans les Balkans. Ou des pakistanais et des Saoudiens, soutenus par les Etats Unis, qui armaient les « combattants de la liberté » en Afghanistan dans les années 1980..
Et nous avons maintenant l’équipage de personnages douteux du Conseil National de Transition basé à Benghazi.
Son chef, Mustapha Abdeljalil, ministre de la justice de Kadhafi de 2007 jusqu’à sa démission le 26 février a étudié la charia et le droit civil à l’université de Libye. Ce qui pourrait lui permettre de croiser le fer intellectuellement avec les fondamentalistes islamiques à Benghazi, el-Beïda et Derna – mais il pourrait utiliser ses compétences pour faire avancer leurs intérêts dans un arrangement pour le partage du pouvoir.
Quant à Mahmoud Jibril, le président du bureau exécutif du Conseil, il a étudié à l’université du Caire puis à celle de Pittsburgh. Il est l’homme clef de la connexion qatarie – car il a travaillé dans la gestion des avoirs de Sheukha Mozah, l’épouse très en vue de l’émir du Qatar.
Il y a aussi le fils du dernier monarque de Libye, le roi Idriss, déposée par Kadhafi il y a 42 ans (sans effusion de sang); la famille royale saoudienne adorerait une nouvelle monarchie en Afrique du Nord. Et le fils d’Omar Mokhtar, le héros de la résistance contre la colonisation italienne – une personnalité plus séculière.
Le nouvel Irak?
Croire que l’OTAN va gagner la guerre et laisser les “rebelles” assumer le pouvoir relève de la blague. Reuters a déjà signalé qu’une « force relais” d’environ 1 000 soldats du Qatar, des Emirats et de Jordanie va venir à Tripoli pour faire la police. Et le Pentagone laisse déjà entendre que des soldats US seront sur le terrain pour “contribuer à sécuriser les armes”. Une délicate attention qui donne à comprendre qui sera réellement aux responsabilités : les néo-colonialistes « humanitaires » et leurs sous-fifres Arabes.
Abdel Fatah Younis, le commandant “rebelle” tué par les rebelles eux-mêmes, était la carte des services secrets français. Il a été tué par la faction des Frères Musulmans – au moment même où Nicolas Sarkozy tentait de négocier la fin de la partie avec Seif al-Islam Kadhafi, le fils de Kadhafi étudiant de la London School of Economics de retour de chez les morts.
Les grands gagnants sont donc, au final, Londres, Washington, la monarchie saoudienne et les Qataris (ils ont envoyé des avions de guerre et des « conseillers », ils gèrent déjà les ventes de pétrole). Avec une mention spéciale pour le complexe Pentagone/OTAN – considérant qu’Africom mettra finalement en place sa première base africaine en Méditerranée, et que l’OTAN se rapproche du moment où elle pourra déclare la méditerranée « lac OTAN. »
L’islamisme? Le tribalisme? Ce pourraient être les moindres maux de la Libye comparé à un nouvel Eldorado ouvert au néo-libéralisme. Il n’est guère douteux que les nouveaux maîtres Occidentaux vont essayer de recréer une version plus sympathique de l’infâme et rapace Autorité Provisoire de la Coalition, et de transformer la Libye en rêve idéal des néolibéraux en s’appropriant 100 % des avoirs libyens, en s’assurant le rapatriement de l’ensemble des profits, les banques étrangères achetant les banques locales, avec un faible impôt sur les revenus et les sociétés.
En attendant, la fracture profonde entre le centre (Tripoli) et la périphérie pour le contrôle des ressources énergétiques va s’aggraver. BP, Total, Exxon et les géants pétroliers occidentaux seront généreusement récompensés par le Conseil National de Transition – au détriment des entreprises russes, chinoises et indiennes. Les troupes de l’OTAN sur le terrain aideront certainement le Conseil à retenir le message.
Les cadres dirigeants du secteur pétrolier estiment qu’il faudra au moins un an pour un retour de la production pétrolière à son niveau d’avant la guerre civile, 1,6 million de barils par jour, mais ils affirment que les revenus annuels du pétrole pour les nouveaux dirigeants pourraient s’élever à 50 milliards de dollars. On estime en général les réserves de pétrole à 46,4 milliards de barils ; 3 % des réserves mondiales pour une valeur de 3 900 milliards de dollars aux cours actuels du brut. Les réserves connues de gaz s’élèvent à quelques 1500 milliards de m3.
Donc, au bout du compte, la R2P (responsabilité de protéger) gagne. L’impérialisme humanitaire gagne. Les monarchies arabes gagnent. L’OTAN en tant que Robocop mondial gagne. Mais ce n’est quand même pas assez pour les habituels suspects impérialistes qui appellent déjà au déploiement d’une « force de stabilisation. » Tout ça au moment même où des progressistes déboussolés sous toutes les latitudes continuent à saluer la sainte alliance du néocolonialisme occidental, des monarchies arabes ultraréactionnaires et des salafistes radicaux.
Ce ne sera terminé que quand la grosse bonne femme arabe [l'Arabie saoudite] chantera.
Quoi qu’il en soit, passage à l’étape suivante : Damas.
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