Libération 27/03/2010 «Sait-on qu’un Palestinien a créé un musée de l’Holocauste ?»
Interview
Dans «les Arabes et la Shoah», Gilbert Achcar, universitaire libanais, analyse avec rigueur l’histoire de la perception des persécutions juives par le monde arabe, du nazisme à nos jours.
Par CHRISTOPHE AYAD
Intellectuel libanais de 58 ans, Gilbert Achcar est professeur à la School of Oriental and African Studies (Soas) de l’université de Londres. Il vient de publier les Arabes et la Shoah : la guerre israélo-arabe des récits (Sindbad Actes Sud). Cet ouvrage, très complet, étudie les perceptions des persécutions juives par le monde arabe, avant, pendant et après la Shoah. Cette exhaustivité permet de sortir des clichés, à commencer par celui du mufti de Jérusalem, Amin al-Husseini, convié à assister à Berlin au défilé des SS en pleine Seconde Guerre mondiale. D’autres voix sont données à entendre dans cet ouvrage, d’autres positions y sont relatées, expliquées. On apprend notamment que l’Egyptien Anouar al-Sadate et le Palestinien Mahmoud Abbas, présentés comme des chantres de la paix, ont été dans leur jeunesse nettement plus antisémites que Nasser et Arafat, injustement décriés sur ce thème. Achcar, d’une rigueur intellectuelle et morale impeccables, décrit aussi la complexité et l’ambiguïté des relations entre Shoah et nakba, la dépossession des Palestiniens chassés de leurs terres en 1948 (les deux mots, s’ils ne désignent pas la même chose, ont, en français la même traduction : la «catastrophe»).
Par le passé, Gilbert Achcar a déjà publié le Choc des barbaries (2002), l’Orient incandescent (2003), la Guerre des 33 jours (2006) et, avec Noam Chomsky, la Poudrière du Moyen-Orient (2007).
En exergue, vous avez choisi une phrase de l’Evangile selon saint Matthieu : «Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil ?»
C’est une excellente règle de vie que de reconnaître ses propres défauts avant de chercher ceux des autres. Je me la suis appliquée à moi-même en tant qu’originaire du monde arabe, afin de dire les choses sans concession. Elle devrait aussi s’appliquer à ceux qui font des reproches aux Arabes et qui ne voient pas l’injustice qu’ils font subir aux autres…
Votre livre est-il le premier travail exhaustif sur ce sujet par un universitaire arabe ?
Oui, certainement. Il n’y a pas eu d’ouvrage systématique sur cette question. Il y a des classiques sur les relations entre l’Allemagne nazie et le monde arabe (1), mais ils relèvent plus de l’histoire diplomatique que d’une étude précise de la perception dans le monde arabe du nazisme, des persécutions antijuives et de la Shoah. Il y a aussi un ouvrage récent d’auteurs israéliens (2), que je critique beaucoup parce que c’est un catalogue qui met sur le même plan d’odieux inconnus et des personnalités plus importantes. On y passe totalement sous silence la visite d’Arafat à la maison d’Anne Frank à Amsterdam, qui était un acte symbolique fort destiné à compenser sa visite avortée au mémorial de l’Holocauste à Washington.
Quelles attitudes dominent dans le monde arabe au moment de la Shoah ?
D’abord, les Arabes, ça n’existe pas. Parler d’un discours arabe au singulier est une aberration. Le monde arabe est traversé par une multitude de points de vue. A l’époque, on pouvait distinguer quatre grands courants idéologiques, qui vont de l’occidentalisme libéral à l’intégrisme islamique en passant par le marxisme et le nationalisme. Sur ces quatre courants, deux rejetaient clairement le nazisme : l’occidentalisme libéral et le marxisme, en partie pour des raisons communes (l’héritage des lumières, la dénonciation du nazisme comme racisme), et en partie à cause de leurs affiliations géopolitiques. Le nationalisme arabe est contradictoire sur cette question. Mais si on regarde de près, le nombre de groupes nationalistes qui se sont identifiés à la propagande nazie est finalement très réduit. Il y a un seul clone du nazisme dans le monde arabe, c’est le Parti social nationaliste syrien, fondé par un chrétien libanais, Antoun Saadé. Le mouvement égyptien Jeune Egypte a flirté un temps avec le nazisme, mais c’était un parti girouette. Quant aux accusations selon lesquelles le parti Baas était d’inspiration nazie à sa naissance dans les années 40, elles sont complètement fausses. Je suis loin d’être un admirateur du Baas, surtout du Baas d’aujourd’hui qui est dictatorial, mais Michel Aflak [intellectuel chrétien syrien, fondateur du Baas, ndlr] était de gauche.
Qu’en est-il des islamistes ?
Le panislamisme intégriste, lui, n’a aucune réserve vis-à-vis du nazisme. Ce choix remonte au tout début des années 30, il a été inspiré par Rachid Rida [intellectuel réformateur musulman égyptien mort en 1935]. Au départ, Rida est plutôt pro juif, par rejet de l’Occident. Par exemple, au moment de l’affaire Dreyfus, il condamne la persécution des Juifs par l’Europe chrétienne. Rida essaye même de prendre langue avec les dirigeants du mouvement sioniste, sans succès. Avec l’exacerbation des tensions en Palestine, il opère un tournant après 1929 et va reprendre et islamiser le discours antisémite européen en appliquant un vernis religieux sur le Protocoles des sages de Sion (3) et la propagande nazie. D’une manière générale, il y a des affinités électives entre islamisme et nazisme : les deux «essentialisent»l’ennemi, l’un sous la forme religieuse, l’autre sous celle, pire encore, d’un racisme biologique. Attention, je parle bien de l’intégrisme islamique et non de l’islam. Au final, deux figures de proue de la mouvance intégriste vont collaborer étroitement avec Berlin : le cheikh Chakib Arslan [une des deux grandes familles féodales druzes libanaises avec les Joumblatt, ndlr] et le moufti de Jérusalem, Amin al-Husseini. Les deux avaient noué des liens étroits avec l’Arabie Saoudite, qui, elle-même, avait approché les nazis. Par prudence et par peur de la Grande-Bretagne, le royaume saoudien va interrompre ces contacts dès qu’ils ont commencé à être connus.
Quelle était la représentativité d’Amin al-Husseini ? Son ralliement a-t-il durablement terni la cause palestinienne ?
Dans l’Encyclopédie de l’Holocauste, l’article consacré à Amin al-Husseini n’est dépassé, en longueur, que par celui sur Hitler : c’est une absurdité totale parce que ce personnage n’a été qu’un petit rouage dans la galaxie nazie et qu’il n’a pas participé à l’exécution du génocide. Je ne veux pas l’exonérer de l’abjection de ses positions, mais c’est démesuré. Quant aux entreprises qu’il a menées pour le compte des nazis, c’est un fiasco absolu. Ses exhortations sont restées sans écho dans le monde arabe. Si on compte le nombre d’Arabo-Berbères ayant combattu aux côtés de l’Axe, il est infime comparé à ceux ayant combattu avec les Alliés, y compris parmi les Palestiniens. D’ailleurs quand Husseini se réfugie à Berlin (en 1942), il est déjà discrédité car il a cumulé les défaites, que ce soit en Palestine avec la Grande Révolte de 1936-39 ou en Irak en 1941. Il faut noter au passage que les mémoires d’Amin al-Husseini sont un antidote contre le négationnisme : il savait que le génocide avait lieu et se vantait d’avoir été parfaitement au courant dès 1943. Pour moi, il est un artisan de la nakba (la défaite de 1948 et le départ de centaines de milliers de Palestiniens chassés de leurs terres), au sens où il porte une responsabilité dans ce qui est arrivé au peuple palestinien.
Au Moyen-Orient, les Palestiniens sont les premiers à avoir subi les conséquences de la Shoah. Sont-ils plus enclins que d’autres à la nier ou, au contraire, à la reconnaître ?
On trouve, parmi les Palestiniens, deux attitudes symétriques. Une partie d’entre eux a compris que les leçons de la Shoah sont universelles et que la nier est non seulement faux, mais contre-productif. Mais sait-on qu’un Palestinien a créé un musée de l’Holocauste ? Sait-on que le village de Nilin (en Cisjordanie), connu pour sa lutte contre le mur de séparation, a organisé une exposition sur la Shoah ? Les médias occidentaux montrent beaucoup moins ce type d’attitudes que le contraire…
A l’inverse, il y a, de manière croissante, une attitude négationniste chez les Palestiniens. Prenez les citoyens arabes d’Israël, qui parlent hébreu et qui, dans le cadre de leur cursus scolaire, ont été surinformés sur la Shoah : on constate chez eux un taux de négationnisme qui est passé de 28 % en 2004 à 40 % en 2007. Ce phénomène montre bien qu’il ne s’agit pas d’un négationnisme réfléchi, comme en Europe, mais d’une forme de défi. C’est une manière - la plus mauvaise possible - d’exprimer son ressentiment par rapport à l’escalade systématique de la violence depuis 2001 et au glissement à droite de la société israélienne. C’est une façon de dire : ils utilisent la Shoah pour justifier ce qu’ils nous font, donc la Shoah est une invention. C’est un raisonnement primaire, combattu par une minorité éclairée. Pour lutter contre cela, il faut prendre conscience que les leçons de la Shoah sont universelles et que tout peuple opprimé peut les mettre en avant, y compris les Palestiniens. Au lieu de nier la Shoah, les Palestiniens ont beaucoup plus intérêt à nier à Israël le droit d’exploiter la Shoah pour justifier ses actes et refuser toute critique. C’est ce que disent aujourd’hui plusieurs auteurs israéliens, dont Avraham Burg [responsable travailliste, ex-président de la Knesset, ndlr].
Les provocations de Mahmoud Ahmadinejad sur la Shoah sont-elles révélatrices d’une tendance générale ?
La bêtise est une chose, l’abjection une autre. Malheureusement, ce genre d’obscénités s’est multiplié dans le monde arabe, ce qui fait la joie de sites spécialisés pro israéliens qui les collectionnent. Quant à Ahmadinejad, qui n’est pas arabe mais qui fait partie du paysage régional, son discours est pétri de contradictions. D’une part, il dit : la Shoah est un mensonge, un mythe. De l’autre, il explique que c’est le problème des Allemands et des Autrichiens, qui n’ont qu’à faire un Etat juif chez eux.
Où le discours antisémite est-il le plus répandu dans le monde arabe ?
En Arabie Saoudite, où le wahhabisme - une forme d’intégrisme ultra-archaïque - est une idéologie d’Etat. Sous la pression américaine, le pouvoir saoudien a tempéré son attitude, mais au niveau de l’institution religieuse wahhabite, il demeure un fort sentiment antijuif. Sinon, il n’y a pas un pays en particulier où se cristallise l’antisémitisme. On en trouve surtout là où prospèrent les intégristes : les Frères musulmans égyptiens, le Hamas palestinien, le Hezbollah libanais, même si Hassan Nasrallah n’utilise plus ce discours depuis trois ans. Certains nationalistes, comme ceux qui considèrent Saddam Hussein comme un héros, véhiculent aussi ce genre d’idées.
Le panarabisme, qui a dominé le monde arabe idéologiquement dans les années 50-60, était-il moins antijuif que le panislamisme ?
Que ce soit Nasser ou le Baas des origines, il n’y a pas d’antijudaïsme. Le panarabisme de gauche met en avant le fait national culturel contre l’appartenance religieuse. C’est allé jusqu’à considérer les Juifs comme des Arabes culturels, dans la mesure où ils n’agissaient pas contre la nation arabe.
Une des campagnes les plus violemment antijuives de cette époque a été le fait d’un Irakien pro britannique, Nouri Saïd, alors que les juifs irakiens étaient plus qu’enracinés dans le pays.
Plusieurs historiens israéliens ont revisité leur histoire à la lumière de la nakba. Les historiens palestiniens prennent-ils en compte la Shoah dans leurs analyses ?
Si l’on parle de l’histoire du mouvement sioniste, beaucoup de Palestiniens et d’Arabes l’ont fait et le font, même si l’accès aux archives n’est pas toujours facile. Mais si vous parlez de l’histoire de la Shoah elle-même, ils ne se sentent pas concernés. Le rapport d’Israël à la nakba, ce n’est pas le rapport des Palestiniens à la Shoah. L’attitude dominante dans le monde arabe, ce n’est pas tant de dire «ça n’a pas existé», mais plutôt : «Le nazisme c’est abject, mais il ne faut pas répondre à une injustice par une autre injustice en développant la colonisation de la Palestine. Pourquoi devrions nous payer le prix de ce qu’ont fait les Allemands ?»
(1) «The Third Reich And The Arab East», Lucas Hirszowicz (1966). (2) «From Empathy To Denial : Arab Responses To The Holocaust», Meir Litvak et Esther Webman (2009). (3) Ce faux document a été produit par la police tsariste à la fin du XIXe siècle. Il prétendait mettre à jour l’entreprise de domination du monde par les Juifs et la franc-maçonnerie.
http://www.liberation.fr/monde/0101626935-sait-on-qu-un-palestinien-a-cree-un-musee-de-l-holocauste/