«Sait-on qu’un Palestinien a créé un musée de l’Holocauste ?»
Interview
Dans «les Arabes et
Par le passé, Gilbert Achcar a déjà publié le Choc des barbaries (2002), l’Orient incandescent (2003),
En exergue, vous avez choisi une phrase de l’Evangile selon saint Matthieu : «Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil ?»
C’est une excellente règle de vie que de reconnaître ses propres défauts avant de chercher ceux des autres. Je me la suis appliquée à moi-même en tant qu’originaire du monde arabe, afin de dire les choses sans concession. Elle devrait aussi s’appliquer à ceux qui font des reproches aux Arabes et qui ne voient pas l’injustice qu’ils font subir aux autres…
Votre livre est-il le premier travail exhaustif sur ce sujet par un universitaire arabe ?
Oui, certainement. Il n’y a pas eu d’ouvrage systématique sur cette question. Il y a des classiques sur les relations entre l’Allemagne nazie et le monde arabe (1), mais ils relèvent plus de l’histoire diplomatique que d’une étude précise de la perception dans le monde arabe du nazisme, des persécutions antijuives et de
Quelles attitudes dominent dans le monde arabe au moment de la Shoah ?
D’abord, les Arabes, ça n’existe pas. Parler d’un discours arabe au singulier est une aberration. Le monde arabe est traversé par une multitude de points de vue. A l’époque, on pouvait distinguer quatre grands courants idéologiques, qui vont de l’occidentalisme libéral à l’intégrisme islamique en passant par le marxisme et le nationalisme. Sur ces quatre courants, deux rejetaient clairement le nazisme : l’occidentalisme libéral et le marxisme, en partie pour des raisons communes (l’héritage des lumières, la dénonciation du nazisme comme racisme), et en partie à cause de leurs affiliations géopolitiques. Le nationalisme arabe est contradictoire sur cette question. Mais si on regarde de près, le nombre de groupes nationalistes qui se sont identifiés à la propagande nazie est finalement très réduit. Il y a un seul clone du nazisme dans le monde arabe, c’est le Parti social nationaliste syrien, fondé par un chrétien libanais, Antoun Saadé. Le mouvement égyptien Jeune Egypte a flirté un temps avec le nazisme, mais c’était un parti girouette. Quant aux accusations selon lesquelles le parti Baas était d’inspiration nazie à sa naissance dans les années 40, elles sont complètement fausses. Je suis loin d’être un admirateur du Baas, surtout du Baas d’aujourd’hui qui est dictatorial, mais Michel Aflak [intellectuel chrétien syrien, fondateur du Baas, ndlr] était de gauche.
Qu’en est-il des islamistes ?
Le panislamisme intégriste, lui, n’a aucune réserve vis-à-vis du nazisme. Ce choix remonte au tout début des années 30, il a été inspiré par Rachid Rida [intellectuel réformateur musulman égyptien mort en 1935]. Au départ, Rida est plutôt pro juif, par rejet de l’Occident. Par exemple, au moment de l’affaire Dreyfus, il condamne la persécution des Juifs par l’Europe chrétienne. Rida essaye même de prendre langue avec les dirigeants du mouvement sioniste, sans succès. Avec l’exacerbation des tensions en Palestine, il opère un tournant après 1929 et va reprendre et islamiser le discours antisémite européen en appliquant un vernis religieux sur le Protocoles des sages de Sion (3) et la propagande nazie. D’une manière générale, il y a des affinités électives entre islamisme et nazisme : les deux «essentialisent»l’ennemi, l’un sous la forme religieuse, l’autre sous celle, pire encore, d’un racisme biologique. Attention, je parle bien de l’intégrisme islamique et non de l’islam. Au final, deux figures de proue de la mouvance intégriste vont collaborer étroitement avec Berlin : le cheikh Chakib Arslan [une des deux grandes familles féodales druzes libanaises avec les Joumblatt, ndlr] et le moufti de Jérusalem, Amin al-Husseini. Les deux avaient noué des liens étroits avec l’Arabie Saoudite, qui, elle-même, avait approché les nazis. Par prudence et par peur de
Quelle était la représentativité d’Amin al-Husseini ? Son ralliement a-t-il durablement terni la cause palestinienne ?
Dans l’Encyclopédie de l’Holocauste, l’article consacré à Amin al-Husseini n’est dépassé, en longueur, que par celui sur Hitler : c’est une absurdité totale parce que ce personnage n’a été qu’un petit rouage dans la galaxie nazie et qu’il n’a pas participé à l’exécution du génocide. Je ne veux pas l’exonérer de l’abjection de ses positions, mais c’est démesuré. Quant aux entreprises qu’il a menées pour le compte des nazis, c’est un fiasco absolu. Ses exhortations sont restées sans écho dans le monde arabe. Si on compte le nombre d’Arabo-Berbères ayant combattu aux côtés de l’Axe, il est infime comparé à ceux ayant combattu avec les Alliés, y compris parmi les Palestiniens. D’ailleurs quand Husseini se réfugie à Berlin (en 1942), il est déjà discrédité car il a cumulé les défaites, que ce soit en Palestine avec
Au Moyen-Orient, les Palestiniens sont les premiers à avoir subi les conséquences de la Shoah. Sont-ils plus enclins que d’autres à la nier ou, au contraire, à la reconnaître ?
On trouve, parmi les Palestiniens, deux attitudes symétriques. Une partie d’entre eux a compris que les leçons de
A l’inverse, il y a, de manière croissante, une attitude négationniste chez les Palestiniens. Prenez les citoyens arabes d’Israël, qui parlent hébreu et qui, dans le cadre de leur cursus scolaire, ont été surinformés sur
Les provocations de Mahmoud Ahmadinejad sur la Shoah sont-elles révélatrices d’une tendance générale ?
La bêtise est une chose, l’abjection une autre. Malheureusement, ce genre d’obscénités s’est multiplié dans le monde arabe, ce qui fait la joie de sites spécialisés pro israéliens qui les collectionnent. Quant à Ahmadinejad, qui n’est pas arabe mais qui fait partie du paysage régional, son discours est pétri de contradictions. D’une part, il dit :
Où le discours antisémite est-il le plus répandu dans le monde arabe ?
En Arabie Saoudite, où le wahhabisme - une forme d’intégrisme ultra-archaïque - est une idéologie d’Etat. Sous la pression américaine, le pouvoir saoudien a tempéré son attitude, mais au niveau de l’institution religieuse wahhabite, il demeure un fort sentiment antijuif. Sinon, il n’y a pas un pays en particulier où se cristallise l’antisémitisme. On en trouve surtout là où prospèrent les intégristes : les Frères musulmans égyptiens, le Hamas palestinien, le Hezbollah libanais, même si Hassan Nasrallah n’utilise plus ce discours depuis trois ans. Certains nationalistes, comme ceux qui considèrent Saddam Hussein comme un héros, véhiculent aussi ce genre d’idées.
Le panarabisme, qui a dominé le monde arabe idéologiquement dans les années 50-60, était-il moins antijuif que le panislamisme ?
Que ce soit Nasser ou le Baas des origines, il n’y a pas d’antijudaïsme. Le panarabisme de gauche met en avant le fait national culturel contre l’appartenance religieuse. C’est allé jusqu’à considérer les Juifs comme des Arabes culturels, dans la mesure où ils n’agissaient pas contre la nation arabe.
Une des campagnes les plus violemment antijuives de cette époque a été le fait d’un Irakien pro britannique, Nouri Saïd, alors que les juifs irakiens étaient plus qu’enracinés dans le pays.
Plusieurs historiens israéliens ont revisité leur histoire à la lumière de la nakba. Les historiens palestiniens prennent-ils en compte la Shoah dans leurs analyses ?
Si l’on parle de l’histoire du mouvement sioniste, beaucoup de Palestiniens et d’Arabes l’ont fait et le font, même si l’accès aux archives n’est pas toujours facile. Mais si vous parlez de l’histoire de
(1) «The Third Reich And The Arab East», Lucas Hirszowicz (1966). (2) «From Empathy To Denial : Arab Responses To The Holocaust», Meir Litvak et Esther Webman (2009). (3) Ce faux document a été produit par la police tsariste à la fin du XIXe siècle. Il prétendait mettre à jour l’entreprise de domination du monde par les Juifs et la franc-maçonnerie.
http://www.liberation.fr/monde/0101626935-sait-on-qu-un-palestinien-a-cree-un-musee-de-l-holocauste/
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