AL-JAZIRA EMBEDDED
par K. Selim,
Le Quotidien d'Oran, 19 avril 2011
Il faut le reconnaître, Al-Jazira nous avait enchantés avec sa couverture des bouleversements politiques en Tunisie et en Egypte. Aujourd'hui, ses couvertures de la situation en Libye et dans la région du Golfe provoquent plus que de la réserve.
Même ceux qui n'ont aucune once de sympathie pour Kadhafi ne cachent plus leur malaise devant une télévision qui a cessé d'informer et qui s'est mise à faire la «révolution» et la «guerre». Paradoxalement, la version anglaise de la chaîne qatarie a conservé une remarquable sobriété. Contrairement à la chaîne arabe.
La dérive a commencé très vite dans le cas de la Libye. Au tout début de la crise, de son studio à Doha, un journaliste méchant sommait brutalement l'ambassadeur de Libye - qui estimait qu'il fallait obtenir le départ de Kadhafi par la négociation et non par la guerre - de choisir son camp. Le journaliste ne posait pas de questions, il adressait des admonestations, il menaçait même.
Il ne s'en rendait même pas compte, pris dans un jeu où Al-Jazira se voit, au fond, l'acteur principal des bouleversements dans le monde arabe. Il a fallu une colère terrible de l'ambassadeur qui lui a fait remarquer qu'il n'avait pas à lui dicter ses positions pour qu'il se réveille. Et encore en affirmant de mauvaise foi qu'il n'essayait pas de lui imposer ses réponses.
Par contre, la chaîne pratique une remarquable et honteuse discrimination à l'égard des Bahreïnis, dont la révolte, absolument pacifique, contre l'ordre établi est jugée douteuse et donc occultée pour cause du chiisme de la majorité du peuple. L'ivresse «révolutionnaire» de la chaîne qatarie en Libye n'empêche donc pas une sordide retenue à l'égard des Bahreïnis.
La chaîne a sans doute atteint le summum en convoquant Cheikh Al-Qaradhawi, réduit au rôle de salarié pour les choses de la fatwa, pour contredire le «communiste» Vladimir Poutine qui a qualifié l'intervention occidentale de «croisade». L'employeur qatari n'a donc pas évité au vieux cheikh, qui avait déjà dérapé en appelant au meurtre de Kadhafi, l'incongruité d'avoir à apporter une onction religieuse à une entreprise guerrière pour le moins douteuse. Al-Jazira n'est pas loin de présenter les soldats de l'Otan comme des «libérateurs».
En tout cas, elle écrase sans ménagement ceux qui considèrent que la résolution 1973 de l'Onu est allègrement bafouée par les Occidentaux. Al-Jazira a sombré - ce qu'elle reprochait à juste titre aux télévisions nationales contrôlées par les régimes - dans la propagande. Elle s'énonce très clairement comme une télévision d'Etat, celui du petit Qatar, dont les dirigeants se piquent de jouer dans la «cour des grands». Beaucoup de ses «fans» l'ont constaté avec cette couverture à géométrie variable des évènements. Elle n'est plus le «minbar» de ceux qui n'ont pas de minbar. Elle est le Minbar de l'Etat du Qatar, qu'elle suit jusqu'à prôner une intervention terrestre de l'Otan en Libye
.
Un zèle guerrier d'autant plus remarquable que même les dirigeants occidentaux paraissent, pour le moment du moins, hésitants sur le sujet. Comme si, dans une arrogance extraordinaire, la chaîne qatarie leur assurait qu'elle «tient» les esprits et les cœurs des opinions arabes et qu'elle pourrait même leur faire croire que les généraux de l'Otan sont de dignes épigones de Omar El-Mokhtar.
Al-Jazira n'est pas responsable de la guerre. Mais en quittant la rigueur professionnelle pour devenir un média «embedded», elle se fait son agent. Elle ne fait pas honneur au métier.
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