Mardi 8 janvier 2013
Enfouie dans un article récemment publié par le Washington Post, sur l’expansion des opérations d’espionnage de la DIA
(Agence de Renseignement de la Défense) se trouve une phrase qui devrait donner des frissons à tout chercheur, journaliste, étudiant ou intellectuel
oeuvrant sur le monde musulman, qu’il soit ou non citoyen américain : « C’est
une tâche colossale que de faire passer des agents de la DIA
pour des intellectuels, des professionnels et de créer de toutes
pièces de fausses identités, ce qui veut dire que, s’ils sont pris, ils
ne bénéficieront d’aucune immunité
diplomatique »…
Mais, il est peu probable que la DIA
ait besoin de fabriquer des « intellectuels » vu la propension de ces
derniers à signer volontairement pour un tel
boulot car la coopération et la collaboration entre les services de
renseignement US et ces intellectuels sont une longue histoire.
Il y a presque un siècle,
l’anthropologiste Franz Boas fut ostracisé pour avoir révélé que des
intellectuels servaient en qualité d’espions en Amérique Latine, une
pratique qui a débuté au Mexique puis s’est renforcée au cours de
la 2ème guerre mondiale. Boas caractérisait cette déviation qui faisait
de la science une couverture pour l’espionnage
politique, « comme la prostitution de la science de manière impardonnable et lui (l’individu) déniait le droit d’être classé comme
scientifique »…
Les universitaires firent partie de
l’effort de guerre dans les années 40-45 dans des capacités diverses, y
compris au sein de l’OSS (le Bureau des Services Stratégiques),
précurseur de la CIA. Depuis sa création en 1947, cette dernière a
recruté, dans les meilleures facultés et universités,
des diplômés pour faire de la recherche et de l’analyse. Si cette
relation s’est un peu affaiblie entre 1970-1980, elle a rebondi avant
les attaques du 11 septembre 2001 et s’est développée dans
la foulée.
Quelle que soit la position
idéologique d’un individu vis-à-vis de la CIA, il est naturel que les
agences de renseignement recrutent des employés de la même
manière que le feraient les grandes entreprises. Mais, c’est une
chose que de faire de la recherche, pour les institutions militaires,
diplomatiques ou le renseignement, et une autre de le
cacher…
Les relations de la CIA avec
l’Université se sont approfondies au cours des soixante dernières années
et sont allées au-delà du simple parrainage de la recherche
pour lui faciliter l’analyse des données. L’Agence n’a pas seulement
soutenu l’expertise des intellectuels des pays et cultures qu’elle a
engagés, mais a financé des recherches et des
publications sans publiquement révéler l’origine de ce financement
et utilisé ces individus pour l’aider à produire de la désinformation et
à s’engager dans des activités directement reliées à
l’espionnage.
De plus, en Asie du sud-est (particulièrement dans le Vietnam en guerre), en Amérique latine et en Afrique, les
recherches en études de développement et techniques de contre- insurrection du « tiers monde » sont devenues l’aliment de base de la
collaboration CIA - intellectuels.
Nonobstant les problèmes éthiques que
posent de telles collaborations, des universitaires de renom ont, au
cours des années, non seulement apporté leur soutien à la
CIA, mais ont occupé des postes importants au coeur même l’agence.
Comme Robert Gates, ancien directeur de l’agence de renseignement US et
Secrétaire à la Défense, qui avait dirigé le Minerva Research Initiative, où il tentait de « comprendre plus étroitement les populations mondiales et leur
diversité pour atteindre des décisions politiques stratégiques et opérationnelles plus efficaces ».
Même la célèbre Université de
Berkeley, foyer de la contre-culture, a directement encouragé des
recherches sous label universitaire mais en fait, produites par et
pour la CIA. Dans le contexte de la guerre froide, des personnalités
prétendument de gauche ont largement soutenu la compétition
stratégique, politique, économique, scientifique et culturelle
avec l’Union Soviétique.
Les véritables universitaires
sont en danger
On peut se demander, étant donné le
degré élevé de violence qui caractérise les services du renseignement et
les militaires, si le fait que des intellectuels les
rejoignent vaut que l’on s’insurge? Oui, il le faut.
Il est déjà difficile de se rendre
dans un pays où les Etats-Unis sont engagés, soit dans des activités
violentes par la guerre, l’occupation ou l’usage de drones
(Irak, Afghanistan, Yémen), soit soutiennent les politiques
répressives de gouvernements locaux (Maroc, Bahreïn, Israël, Egypte… etc) ou pratiquent
l’espionnage (Iran, Soudan),
ou encore essaient de gagner la confiance des militants religieux,
sociaux, ou politiques, dans la ligne de mire de
services secrets locaux ou étrangers. L’établissement de relations
normales dans ce genre de pays est carrément hasardeux, sinon
impossible, si on l’apprend que les agences de renseignement US
utilisent des intellectuels (ou des journalistes) comme couvertures pour leurs agents.
Il en va de même des accords conclus
par les universités, sans le consentement et dans l’ignorance des
facultés et étudiants, pour offrir une couverture à des
agents clandestins, mettant ainsi en danger ces universitaires sans
qu’ils le sachent. Si cette pratique perdurait, elle entacherait
définitivement les recherches universitaires dans le
monde musulman ou dans sa diaspora en Europe et en Amérique du nord.
Ces dernières années, en plus du Programme Minerve, ceux de Human Terrain
Systems (HTS) ont essayé de placer des universitaires dans ce qui est appelé des « opérations kinétiques »
afin de développer des
objectifs militaires et stratégiques en Afghanistan et en Irak. Que
ces derniers espionnent les peuples qu’ils étudient de telle sorte que
leurs études aboutissent directement à la « chaîne de la mort », le plus arbitrairement du monde, est tout simplement déplorable. (…)
Fonds inconnus, travail clandestin
Le Guardian rapportait, à la suite de l’article du Washington Post, que
l’espionnage pourrait être utilisé pour accroître l’efficacité du programme de drones US qui, par « des frappes signées », cible et tue des
gens supposés dangereux par ceux qui appuient sur le bouton.
Le succès des programmes Minerve et HTS,
auprès des journalistes et
étudiants, volontairement ou par nécessité, se lit comme la
conséquence des coupes budgétaires pour financer la recherche. Mais il
existe un monde parallèle à l’université qui ne manque pas
d’argent privé en provenance du gouvernement, des entreprises et du
privé : les think tank ou réservoirs de pensée, très proches,
idéologiquement et professionnellement des agences de renseignement et de leurs vues politiques…
En 1982 et 1985, la Middle East Studies Association
a voté deux résolutions interdisant aux universitaires d’accepter
des fonds inconnus ou de travailler en clandestin tout en étant
enregistré à l’Association en tant que membres. D’autres institutions
professionnelles comme l’American Sociological Association et l’American Academy of Religion,
se sont dotées de codes d’éthique forts,
mais ne visent pas précisément la question de la coopération dans la
chaîne de la mort, entre universitaires, militaires et renseignement.
Ce qui est clair, c’est que la
communauté scientifique doit ériger un mur entre elle-même et les
institutions militaires et du renseignement avant qu’un plan ne
soit mis en place pour recourir au monde universitaire comme écran
pour l’espionnage et activités clandestines. Si cela n’est pas fait très
vite, le sort (arrestation, emprisonnement, mort) des ces universitaires, ou de ceux avec qui ils travaillent, sera de notre seule responsabilité.
Traduction et synthèse : Xavière Jardez – Titre et intertitres : AFI-Flash
* Titre original : Scholars and spies: A disastrous combination, par Mark LeVine (Al Jazeera – 5/12/12)
Mark LeVine est professeur à la Middle Eastern history à l’Université d’Irvine et professeur
honoraire au Centre for Middle Eastern Studies à l’Université de Lund en Suède. Il est l’auteur du livre à venir sur les révolutions dans le
monde arabe The Five Year Old Who Toppled a Pharaoh.
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