DRONES • Un ancien pilote américain raconte
Brandon Bryant était pilote de drone
au sein d’une unité spéciale de l’armée de l’air américaine. Depuis
l’Etat du Nouveau-Mexique, il a tué des dizaines de personnes. Jusqu’au
jour où il a déclaré forfait.
- Der Spiegel : Nicola Abé , 3 janvier 2013
Pendant
plus de cinq ans, Brandon Bryant a travaillé dans un container allongé
de la taille d’une caravane, sans fenêtres, à température constante de
17 °C, et dont la porte était condamnée par mesure de sécurité. Devant
les yeux de Brandon et de ses collègues scintillaient quatorze écrans.
Sous leurs doigts, quatre claviers. Il suffisait que Brandon presse un
bouton au Nouveau-Mexique pour qu’un homme meure à l’autre bout de la
planète.
A l’intérieur du container, des ordinateurs ronronnent. C’est le cerveau d’un drone. Dans l’US Air Force, on appelle cette pièce un “cockpit”. A cette différence près que les pilotes du container ne volent pas – ils se contentent de piloter.
Brandon était l’un d’entre eux. Il se souvient très précisément des huit que décrivait le Predator dans le ciel afghan, à plus de 10 000 kilomètres de l’endroit où il se trouvait. Dans le réticule du drone, une maison aplatie en terre, avec une étable pour les chèvres, se rappelle-t-il. Lorsque l’ordre de faire feu tombe, Brandon presse un bouton de la main gauche, “marque” le toit au laser, et le pilote assis à côté de lui déclenche le tir à l’aide d’un joystick. Le drone lance un missile de type Hellfire. Il reste alors seize secondes avant l’impact. “Les secondes s’écoulent au ralenti”, se souvient Brandon aujourd’hui. Enregistrées au moyen d’une caméra infrarouge orientée vers le sol, les images sont transmises par satellite et apparaissent sur son moniteur avec un décalage de deux à cinq secondes.
Plus que sept secondes, pas l’ombre d’un humain. A cet instant, Brandon aurait encore pu détourner le missile roquette. Trois secondes. Brandon scrute le moindre pixel sur l’écran. Soudain, un enfant qui court à l’angle de la maison. Au moment de l’impact, le monde virtuel de Brandon et le monde réel d’un village situé entre Baghlan et Mazar-e Charif se télescopent.
Brandon voit une lueur sur l’écran – l’explosion. Des pans du bâtiment s’écroulent. L’enfant a disparu. Brandon a l’estomac noué.
“On vient de tuer le gamin ?” demande-t-il à son collègue assis à côté.
“Je crois que c’était un gamin”, lui répond le pilote.
“C’était un gamin ?” continuent-ils de s’interroger dans la fenêtre de messagerie instantanée qui s’affiche sur leur écran.
C’est alors que quelqu’un qu’ils ne connaissent pas intervient, quelqu’un qui se trouve quelque part dans un poste de commandement de l’armée et qui a suivi leur attaque : “Non, c’était un chien.”
Ils se repassent l’enregistrement une nouvelle fois. Un chien sur deux jambes ? Lorsque Brandon Bryant sort de son container ce jour-là, le cœur de l’Amérique profonde s’étale devant lui : l’herbe drue de la steppe à perte de vue, des champs, l’odeur du lisier. A intervalles de quelques secondes, la tour de radar de la base de Cannon [au Nouveau-Mexique] de l’US Air Force projette un éclair dans le crépuscule. Une guerre est en cours.
La guerre moderne est invisible, la distance lui ôte de sa gravité. C’est une guerre larvée, contrôlée, téléguidée depuis de petites unités high-tech disséminées en différents points du globe. La guerre nouvelle se veut plus précise que l’ancienne. Pour cela, beaucoup la disent “plus humaine”. C’est la guerre d’un intellectuel : plus qu’aucun autre avant lui, Barack Obama l’a encouragée.
Deux pilotes aux commandes d’un drone Predator en Irak, à la Balad Air Base, en août 2007. US Air Force/CC
A l’intérieur du container, des ordinateurs ronronnent. C’est le cerveau d’un drone. Dans l’US Air Force, on appelle cette pièce un “cockpit”. A cette différence près que les pilotes du container ne volent pas – ils se contentent de piloter.
Brandon était l’un d’entre eux. Il se souvient très précisément des huit que décrivait le Predator dans le ciel afghan, à plus de 10 000 kilomètres de l’endroit où il se trouvait. Dans le réticule du drone, une maison aplatie en terre, avec une étable pour les chèvres, se rappelle-t-il. Lorsque l’ordre de faire feu tombe, Brandon presse un bouton de la main gauche, “marque” le toit au laser, et le pilote assis à côté de lui déclenche le tir à l’aide d’un joystick. Le drone lance un missile de type Hellfire. Il reste alors seize secondes avant l’impact. “Les secondes s’écoulent au ralenti”, se souvient Brandon aujourd’hui. Enregistrées au moyen d’une caméra infrarouge orientée vers le sol, les images sont transmises par satellite et apparaissent sur son moniteur avec un décalage de deux à cinq secondes.
Plus que sept secondes, pas l’ombre d’un humain. A cet instant, Brandon aurait encore pu détourner le missile roquette. Trois secondes. Brandon scrute le moindre pixel sur l’écran. Soudain, un enfant qui court à l’angle de la maison. Au moment de l’impact, le monde virtuel de Brandon et le monde réel d’un village situé entre Baghlan et Mazar-e Charif se télescopent.
Brandon voit une lueur sur l’écran – l’explosion. Des pans du bâtiment s’écroulent. L’enfant a disparu. Brandon a l’estomac noué.
“On vient de tuer le gamin ?” demande-t-il à son collègue assis à côté.
“Je crois que c’était un gamin”, lui répond le pilote.
“C’était un gamin ?” continuent-ils de s’interroger dans la fenêtre de messagerie instantanée qui s’affiche sur leur écran.
C’est alors que quelqu’un qu’ils ne connaissent pas intervient, quelqu’un qui se trouve quelque part dans un poste de commandement de l’armée et qui a suivi leur attaque : “Non, c’était un chien.”
Ils se repassent l’enregistrement une nouvelle fois. Un chien sur deux jambes ? Lorsque Brandon Bryant sort de son container ce jour-là, le cœur de l’Amérique profonde s’étale devant lui : l’herbe drue de la steppe à perte de vue, des champs, l’odeur du lisier. A intervalles de quelques secondes, la tour de radar de la base de Cannon [au Nouveau-Mexique] de l’US Air Force projette un éclair dans le crépuscule. Une guerre est en cours.
La guerre moderne est invisible, la distance lui ôte de sa gravité. C’est une guerre larvée, contrôlée, téléguidée depuis de petites unités high-tech disséminées en différents points du globe. La guerre nouvelle se veut plus précise que l’ancienne. Pour cela, beaucoup la disent “plus humaine”. C’est la guerre d’un intellectuel : plus qu’aucun autre avant lui, Barack Obama l’a encouragée.
Deux pilotes aux commandes d’un drone Predator en Irak, à la Balad Air Base, en août 2007. US Air Force/CC
Une guerre lointaine et intime
C’est dans un couloir lambrissé de bois sombre du Pentagone, le ministère qui conçoit cette guerre, que les responsables de l’US Air Force ont leurs bureaux. Aux côtés des portraits des chefs militaires, on découvre le tableau d’un Predator, une peinture de drone. Si l’on en croit l’armée, aucune autre invention n’a autant fait la preuve de son utilité ces dernières années dans la “guerre contre le terrorisme”.
L’armée télécommande des drones à partir de sept bases militaires sur le territoire américain, auxquelles il faut ajouter les bases de l’étranger, notamment à Djibouti, en Afrique. Depuis son siège de Langley, dans l’Etat de la Virginie, la CIA opère au Pakistan, en Somalie et au Yémen.
Jusqu’à sa promotion voilà quelques mois au ministère de la défense au poste de responsable de la force d’intervention Drones, William Tart était commandant de la base aérienne de Creech, au Nevada, près de Las Vegas, où il dirigeait l’engagement des drones.
Il évoque l’usage humanitaire des drones après le tremblement de terre de Haïti et les succès militaires pendant le conflit libyen : il raconte comment ses hommes ont détruit un camion qui lançait des roquettes sur Misrata, comment ils ont traqué le convoi dans lequel fuyaient Kadhafi et ses partisans. Il ajoute que les troupes terrestres engagées en Afghanistan ne tarissaient pas d’éloges sur l’appui aérien. “Nous sauvons des vies”, affirme-t-il.
Il sera moins disert sur les exécutions ciblées. Pendant ses deux années à la tête de la base de Creech, il n’a vu mourir que des combattants, jure-t-il. Les cibles n’étaient abattues que lorsque les femmes et les enfants étaient dehors. Quand on lui pose des questions sur la chaîne de commandement, le colonel Tart renvoie à un document de 275 pages énonçant que les attaques de drones sont soumises aux mêmes autorisations que toutes les autres attaques conduites par l’US Air Force. Un officier basé dans le pays en question doit donner son feu vert.
Puis le colonel Tart sort de ses gonds. Il n’aime pas entendre parler de frappes “chirurgicales”. Cela le fait penser à ces vétérans du Vietnam qui lui reprochent de n’avoir jamais pataugé dans la boue, de n’avoir jamais senti l’odeur du sang, de ne pas avoir la moindre idée de ce qu’est la guerre.
Faux, rétorque le gradé. L’heure de trajet qui sépare Las Vegas de son lieu de travail lui a souvent été nécessaire pour prendre du recul. “Nous observons des hommes pendant des mois, nous les voyons jouer avec leurs chiens, étendre leur linge. Nous connaissons leurs habitudes comme nous connaissons celles de nos voisins, nous allons même à leur enterrement.” Cela n’a pas toujours été simple, assure-t-il. “Avec le drone, la guerre a quelque chose de personnel”, fait observer William Tart.
Jamais il n’aurait imaginé tuer tant de gens
Une maison de bois jaune en périphérie de la petite ville de Missoula, dans le Montana. En toile de fond, des chaînes de montagnes, des bois et des nappes de brouillard. Les premières neiges s’accrochent. Brandon Bryant, 27 ans, est installé sur le canapé de sa mère. Il est revenu vivre chez elle depuis qu’il a quitté l’armée, porte une barbe de trois jours et se rase la tête. “Cela fait quatre mois que je ne rêve plus en infrarouge”, confie-t-il en souriant. Une victoire pour lui.
Il a fait six ans dans l’US Air Force et totalise 6 000 heures de vol. “Pendant ces six ans, j’ai vu mourir des hommes, des femmes et des enfants”, raconte-t-il. Jamais il n’aurait imaginé tuer tant de gens. En fait, il n’aurait même jamais imaginé en tuer un seul.
A la sortie du lycée, Brandon voulait devenir journaliste. A l’époque, il allait encore à l’église le dimanche et “flashait” sur les pom-pom girls rousses. Après un semestre d’études, il avait plusieurs milliers de dollars de dettes.
Son engagement dans l’armée tient du hasard : il accompagne un ami venu signer, entend que l’US Air Force dispose de sa propre université et qu’il pourrait y étudier sans débourser un centime. Brandon se sort si brillamment des épreuves qu’on le destine au service de renseignements. Il apprend à guider les caméras et les lasers d’un drone, à analyser les images du sol, les cartes et les données météo.
Il a 20 ans lorsqu’il participe à sa première mission au-dessus de l’Irak. Ce jour-là, un soleil de plomb brûle dans le ciel du Nevada, mais le container est dans la pénombre. Au Proche-Orient, la nuit se termine. Un détachement de soldats américains regagne son camp de base. La mission de Brandon est de surveiller l’itinéraire, d’être leur “ange gardien” dans le ciel.
Il distingue un “œil”, une forme sur le macadam. “J’avais appris ce qu’était un œil pendant ma formation”, raconte-t-il. Lorsqu’il veut enfouir un engin explosif artisanal sous une route, l’ennemi brûle un pneu pour attendrir le goudron, et la partie brûlée ressemble à un œil.
Le convoi de soldats est encore à plusieurs kilomètres de là. Brandon informe ses supérieurs, qui informent à leur tour le haut commandement. Sa mission, pendant les minutes qui suivent, est de scruter le comportement des véhicules sur place.
“Qu’est-ce qu’on doit faire ?” s’enquiert-il auprès de son coéquipier. Mais le pilote est novice, lui aussi. Impossible d’entrer en contact radio avec les soldats au sol, ils ont activé un brouilleur. Brandon voit un premier véhicule passer sur l’œil. Rien. Un deuxième engin arrive. Brandon voit un éclair sous le véhicule, puis une explosion à l’intérieur. Cinq soldats américains viennent de perdre la vie.
Depuis ce jour, Brandon se dit qu’il a la mort de cinq de ses compatriotes sur la conscience. Il entreprend alors de tout apprendre par cœur, les manuels sur le Predator, sur les missiles. Il se familiarise avec tous les scénarios possibles. Il veut devenir le meilleur pour qu’une telle chose ne se reproduise jamais.
Il travaille jusqu’à douze heures d’affilée. L’US Air Force n’a pas encore assez de personnel pour la guerre télécommandée en Irak et en Afghanistan. Les pilotes de drones passent pour des couards qui se contentent d’appuyer sur un bouton. Le poste a si mauvaise presse que l’on va même chercher des retraités pour l’occuper.
C’est dans un couloir lambrissé de bois sombre du Pentagone, le ministère qui conçoit cette guerre, que les responsables de l’US Air Force ont leurs bureaux. Aux côtés des portraits des chefs militaires, on découvre le tableau d’un Predator, une peinture de drone. Si l’on en croit l’armée, aucune autre invention n’a autant fait la preuve de son utilité ces dernières années dans la “guerre contre le terrorisme”.
L’armée télécommande des drones à partir de sept bases militaires sur le territoire américain, auxquelles il faut ajouter les bases de l’étranger, notamment à Djibouti, en Afrique. Depuis son siège de Langley, dans l’Etat de la Virginie, la CIA opère au Pakistan, en Somalie et au Yémen.
Jusqu’à sa promotion voilà quelques mois au ministère de la défense au poste de responsable de la force d’intervention Drones, William Tart était commandant de la base aérienne de Creech, au Nevada, près de Las Vegas, où il dirigeait l’engagement des drones.
Il évoque l’usage humanitaire des drones après le tremblement de terre de Haïti et les succès militaires pendant le conflit libyen : il raconte comment ses hommes ont détruit un camion qui lançait des roquettes sur Misrata, comment ils ont traqué le convoi dans lequel fuyaient Kadhafi et ses partisans. Il ajoute que les troupes terrestres engagées en Afghanistan ne tarissaient pas d’éloges sur l’appui aérien. “Nous sauvons des vies”, affirme-t-il.
Il sera moins disert sur les exécutions ciblées. Pendant ses deux années à la tête de la base de Creech, il n’a vu mourir que des combattants, jure-t-il. Les cibles n’étaient abattues que lorsque les femmes et les enfants étaient dehors. Quand on lui pose des questions sur la chaîne de commandement, le colonel Tart renvoie à un document de 275 pages énonçant que les attaques de drones sont soumises aux mêmes autorisations que toutes les autres attaques conduites par l’US Air Force. Un officier basé dans le pays en question doit donner son feu vert.
Puis le colonel Tart sort de ses gonds. Il n’aime pas entendre parler de frappes “chirurgicales”. Cela le fait penser à ces vétérans du Vietnam qui lui reprochent de n’avoir jamais pataugé dans la boue, de n’avoir jamais senti l’odeur du sang, de ne pas avoir la moindre idée de ce qu’est la guerre.
Faux, rétorque le gradé. L’heure de trajet qui sépare Las Vegas de son lieu de travail lui a souvent été nécessaire pour prendre du recul. “Nous observons des hommes pendant des mois, nous les voyons jouer avec leurs chiens, étendre leur linge. Nous connaissons leurs habitudes comme nous connaissons celles de nos voisins, nous allons même à leur enterrement.” Cela n’a pas toujours été simple, assure-t-il. “Avec le drone, la guerre a quelque chose de personnel”, fait observer William Tart.
Jamais il n’aurait imaginé tuer tant de gens
Une maison de bois jaune en périphérie de la petite ville de Missoula, dans le Montana. En toile de fond, des chaînes de montagnes, des bois et des nappes de brouillard. Les premières neiges s’accrochent. Brandon Bryant, 27 ans, est installé sur le canapé de sa mère. Il est revenu vivre chez elle depuis qu’il a quitté l’armée, porte une barbe de trois jours et se rase la tête. “Cela fait quatre mois que je ne rêve plus en infrarouge”, confie-t-il en souriant. Une victoire pour lui.
Il a fait six ans dans l’US Air Force et totalise 6 000 heures de vol. “Pendant ces six ans, j’ai vu mourir des hommes, des femmes et des enfants”, raconte-t-il. Jamais il n’aurait imaginé tuer tant de gens. En fait, il n’aurait même jamais imaginé en tuer un seul.
A la sortie du lycée, Brandon voulait devenir journaliste. A l’époque, il allait encore à l’église le dimanche et “flashait” sur les pom-pom girls rousses. Après un semestre d’études, il avait plusieurs milliers de dollars de dettes.
Son engagement dans l’armée tient du hasard : il accompagne un ami venu signer, entend que l’US Air Force dispose de sa propre université et qu’il pourrait y étudier sans débourser un centime. Brandon se sort si brillamment des épreuves qu’on le destine au service de renseignements. Il apprend à guider les caméras et les lasers d’un drone, à analyser les images du sol, les cartes et les données météo.
Il a 20 ans lorsqu’il participe à sa première mission au-dessus de l’Irak. Ce jour-là, un soleil de plomb brûle dans le ciel du Nevada, mais le container est dans la pénombre. Au Proche-Orient, la nuit se termine. Un détachement de soldats américains regagne son camp de base. La mission de Brandon est de surveiller l’itinéraire, d’être leur “ange gardien” dans le ciel.
Il distingue un “œil”, une forme sur le macadam. “J’avais appris ce qu’était un œil pendant ma formation”, raconte-t-il. Lorsqu’il veut enfouir un engin explosif artisanal sous une route, l’ennemi brûle un pneu pour attendrir le goudron, et la partie brûlée ressemble à un œil.
Le convoi de soldats est encore à plusieurs kilomètres de là. Brandon informe ses supérieurs, qui informent à leur tour le haut commandement. Sa mission, pendant les minutes qui suivent, est de scruter le comportement des véhicules sur place.
“Qu’est-ce qu’on doit faire ?” s’enquiert-il auprès de son coéquipier. Mais le pilote est novice, lui aussi. Impossible d’entrer en contact radio avec les soldats au sol, ils ont activé un brouilleur. Brandon voit un premier véhicule passer sur l’œil. Rien. Un deuxième engin arrive. Brandon voit un éclair sous le véhicule, puis une explosion à l’intérieur. Cinq soldats américains viennent de perdre la vie.
Depuis ce jour, Brandon se dit qu’il a la mort de cinq de ses compatriotes sur la conscience. Il entreprend alors de tout apprendre par cœur, les manuels sur le Predator, sur les missiles. Il se familiarise avec tous les scénarios possibles. Il veut devenir le meilleur pour qu’une telle chose ne se reproduise jamais.
Il travaille jusqu’à douze heures d’affilée. L’US Air Force n’a pas encore assez de personnel pour la guerre télécommandée en Irak et en Afghanistan. Les pilotes de drones passent pour des couards qui se contentent d’appuyer sur un bouton. Le poste a si mauvaise presse que l’on va même chercher des retraités pour l’occuper.
La première fois
Brandon se souvient de son premier tir de missile : deux hommes meurent sur le coup et il assiste à l’agonie du troisième. L’homme a perdu une jambe, il se tient le moignon, son sang chaud ruisselle sur l’asphalte. La scène dure deux minutes. En rentrant chez lui, Brandon appelle sa mère en pleurant. “Pendant une semaine, j’étais comme coupé du reste du monde”, glisse-t-il. Il est attablé dans l’un de ses cafés préférés de Missoula. Ça sent le beurre et la cannelle. Il vient souvent ici, observe les gens, lit des livres de Nietzsche ou de Mark Twain, et change de place – dès qu’il reste trop longtemps au même endroit, il angoisse.
Sa petite amie vient de rompre. Elle lui avait demandé de lui parler de ce poids qu’il avait sur les épaules. Il s’en est ouvert, et elle ne s’est pas sentie de taille, elle ne voulait pas partager ce fardeau avec lui.
Lorsque Brandon traverse sa ville natale en voiture, c’est avec des lunettes d’aviateur sur le nez et un keffieh. Il a tapissé l’intérieur de sa Chrysler des insignes de ses unités. Sur Facebook, il présente une galerie photo de ses médailles, des décorations non officielles qui lui ont été décernées. Il n’a pas d’autre passé que celui-là, qui est à la fois un ennemi contre lequel il doit lutter et un motif de fierté.
Il est envoyé en Irak en 2007. “Prêt à en découdre”, poste-t-il sur son profil Facebook. Depuis une base militaire américaine située à une centaine de kilomètres de Bagdad, il a pour mission de faire décoller et atterrir des drones. Deux ans plus tard, l’US Air Force l’envoie dans une unité spéciale. Il est muté sur la base de Cannon. Là, il partage un pavillon avec un de ses collègues dans la petite ville poussiéreuse et très isolée de Clovis, laquelle se compose essentiellement de caravanes, de stations-service et d’églises évangéliques.
Brandon préfère l’équipe de nuit, car il fait alors jour en Afghanistan. Au printemps, le paysage afghan lui rappelle son Montana natal, avec ses sommets enneigés et ses vallées verdoyantes. Il voit les gens travailler aux champs, les jeunes jouer au football, les hommes embrasser leurs femmes et leurs enfants.
Lorsque la nuit tombe, Brandon enclenche la caméra infrarouge. En été, de nombreux Afghans dorment sur leur toit, à cause de la chaleur. “Je les voyais faire l’amour. Ce sont deux points infrarouges qui fusionnent.” Il observe certaines personnes pendant des semaines, notamment des talibans qui dissimulent des armes, ou ceux qui figurent sur une liste parce que l’armée, les services secrets ou des informateurs présents sur place savent quelque chose à leur sujet.
“J’apprenais à les connaître. Jusqu’à ce que quelqu’un placé plus haut dans la hiérarchie donne l’ordre de tirer.” Le fait de priver des enfants de leur père lui donne mauvaise conscience. A ses heures perdues, Brandon joue aux jeux vidéo ou à World of Warcraft sur Internet, ou va boire un verre avec les autres.
Un drone survole l'Afghanistan - US Air Force/CC
Une mère pilote
A Holloman, une base de l’US Air Force située au Nouveau-Mexique, le major Vanessa Meyer – [sur son uniforme vert de l’armée de l’air] son vrai nom est recouvert d’un ruban adhésif noir – présente la formation des pilotes de drones. En 2013, l’US Air Force devrait enfin bénéficier d’effectifs suffisants pour répondre aux besoins.
Gloss sur les lèvres et diamant au doigt, Vanessa Meyer, 34 ans, a piloté des avions-cargos avant de téléguider des drones. Aujourd’hui, elle est formatrice. Revêtue de son uniforme, elle a pris place dans le cockpit d’entraînement et fait une démonstration de téléguidage d’un drone au-dessus de l’Afghanistan. Sur le moniteur, le réticule suit un véhicule blanc jusqu’à un village de maisons en terre. Le joystick oriente l’appareil tandis que la main gauche actionne le levier permettant de contrôler la vitesse. Sur un terrain d’aviation situé derrière le container, Vanessa Meyer nous présente le Predator, un oiseau délicat et argenté, et son grand frère le Reaper – la Faucheuse –, qui transporte quatre missiles et une bombe : “D’excellents appareils. Sauf par mauvais temps, auquel cas on ne peut pas les utiliser.”
C’est non loin de Las Vegas, depuis la base de Creech, qu’elle pilotait ses drones, même quand elle était enceinte de son premier enfant. Au neuvième mois de grossesse, elle était encore dans son cockpit, le ventre appuyé contre le clavier. Quand on planifie une attaque [de drone], dit-elle, il n’y a “pas de place pour les sentiments”. Naturellement elle sentait bien, alors, que son cœur battait plus fort et que l’adrénaline se diffusait dans son corps. Mais elle s’en tenait rigoureusement aux consignes, se concentrait sur le positionnement de l’appareil : “Quand l’ordre tombait et qu’il s’agissait d’un ennemi qui l’avait mérité, cela ne me posait aucun problème.”
Chez elle, il n’y a pas de place pour la méchanceté de ce monde. Avec son époux, un pilote de drone, elle ne parle pas travail. Elle regarde des dessins animés en pyjama à la télé ou joue avec son bébé. Aujourd’hui, Vanessa Meyer a deux enfants en bas âge. Elle veut leur montrer que “maman fait du bon travail”. Son emploi actuel de formatrice lui apporte beaucoup de satisfaction, assure-t-elle. Mais elle aimerait revenir aux opérations de combat.
Un jour, il s’est effondré
Un beau jour, Brandon Bryant n’a plus eu qu’une seule envie, partir, faire autre chose. Il avait été renvoyé à l’étranger quelques mois, en Afghanistan cette fois. A son retour au Nouveau-Mexique, il s’est mis à haïr ce cockpit qui sentait la sueur et qu’il aspergeait de désodorisant. Il voulait sauver des vies humaines, se disait-il, et non les détruire. Organiser des stages de survie, par exemple. Ses amis ont essayé de l’en dissuader.
Les jours où il trouvait le temps long, il écrivait son journal dans le cockpit : “Sur le champ de bataille, il n’y a pas de belligérants, juste du sang, la guerre totale. Je me sens tellement mort. Je voudrais que mes yeux se décomposent.” Il se disait qu’ils ne le laisseraient faire autre chose que s’il avait la forme physique ad hoc. Le problème, c’est qu’il était plutôt bon dans ce qu’il faisait.
Et puis, un jour, il n’a plus éprouvé le moindre plaisir à retrouver ses amis. La jeune fille qu’il fréquentait s’est plainte de ses accès de mauvaise humeur. “Il n’y a pas d’interrupteur, je ne peux pas changer comme cela”, lui a-t-il rétorqué. Quand il rentrait chez lui et ne parvenait pas à dormir, il faisait de la muscu. Il a commencé à répondre à ses supérieurs.
Et puis un jour il s’est effondré au bureau, s’est plié en deux, a craché du sang. Le médecin lui a prescrit un arrêt de travail. Il pourrait revenir lorsqu’il dormirait plus de quatre heures par nuit pendant quinze jours d’affilée.
“Six mois plus tard, j’étais de retour dans le cockpit à faire voler des drones”, raconte Brandon, installé dans le salon de sa mère, à Missoula. Son chien gémit et appuie sa tête contre sa joue. Brandon n’a pas encore récupéré ses meubles. Ils sont au garde-meubles et il n’a pas d’argent pour régler la facture. Il n’a plus que son ordinateur.
La nuit précédant notre entrevue, Brandon a posté un dessin sur Facebook. On y voit un couple d’amoureux se tenir par la main dans une prairie verdoyante, le regard tourné vers le ciel. Dans l’herbe, un enfant et un chien sont accroupis. Mais cette prairie ne représente qu’une partie du monde. Dessous, on voit une marée de soldats à l’agonie qui tentent de soutenir la prairie avec la dernière énergie, une marée de cadavres, de membres arrachés et de sang.
Les médecins du département des anciens combattants lui ont diagnostiqué un syndrome post-traumatique. L’espoir d’une guerre confortable, sans séquelles psychologiques, a fait long feu. Le monde de Brandon s’est confondu avec celui de ce petit Afghan, comme s’il y avait eu un court-circuit dans le cerveau du drone.
Pourquoi Brandon Bryant a-t-il quitté l’US Air Force ? Un beau jour, il a compris qu’il ne signerait pas le nouveau contrat qu’on lui proposait – le jour où il est entré dans le cockpit et s’est entendu dire à ses collègues : “Hey, lequel de ces fils de pute on se fait aujourd’hui ?”
Un beau jour, Brandon Bryant n’a plus eu qu’une seule envie, partir, faire autre chose. Il avait été renvoyé à l’étranger quelques mois, en Afghanistan cette fois. A son retour au Nouveau-Mexique, il s’est mis à haïr ce cockpit qui sentait la sueur et qu’il aspergeait de désodorisant. Il voulait sauver des vies humaines, se disait-il, et non les détruire. Organiser des stages de survie, par exemple. Ses amis ont essayé de l’en dissuader.
Les jours où il trouvait le temps long, il écrivait son journal dans le cockpit : “Sur le champ de bataille, il n’y a pas de belligérants, juste du sang, la guerre totale. Je me sens tellement mort. Je voudrais que mes yeux se décomposent.” Il se disait qu’ils ne le laisseraient faire autre chose que s’il avait la forme physique ad hoc. Le problème, c’est qu’il était plutôt bon dans ce qu’il faisait.
Et puis, un jour, il n’a plus éprouvé le moindre plaisir à retrouver ses amis. La jeune fille qu’il fréquentait s’est plainte de ses accès de mauvaise humeur. “Il n’y a pas d’interrupteur, je ne peux pas changer comme cela”, lui a-t-il rétorqué. Quand il rentrait chez lui et ne parvenait pas à dormir, il faisait de la muscu. Il a commencé à répondre à ses supérieurs.
Et puis un jour il s’est effondré au bureau, s’est plié en deux, a craché du sang. Le médecin lui a prescrit un arrêt de travail. Il pourrait revenir lorsqu’il dormirait plus de quatre heures par nuit pendant quinze jours d’affilée.
“Six mois plus tard, j’étais de retour dans le cockpit à faire voler des drones”, raconte Brandon, installé dans le salon de sa mère, à Missoula. Son chien gémit et appuie sa tête contre sa joue. Brandon n’a pas encore récupéré ses meubles. Ils sont au garde-meubles et il n’a pas d’argent pour régler la facture. Il n’a plus que son ordinateur.
La nuit précédant notre entrevue, Brandon a posté un dessin sur Facebook. On y voit un couple d’amoureux se tenir par la main dans une prairie verdoyante, le regard tourné vers le ciel. Dans l’herbe, un enfant et un chien sont accroupis. Mais cette prairie ne représente qu’une partie du monde. Dessous, on voit une marée de soldats à l’agonie qui tentent de soutenir la prairie avec la dernière énergie, une marée de cadavres, de membres arrachés et de sang.
Les médecins du département des anciens combattants lui ont diagnostiqué un syndrome post-traumatique. L’espoir d’une guerre confortable, sans séquelles psychologiques, a fait long feu. Le monde de Brandon s’est confondu avec celui de ce petit Afghan, comme s’il y avait eu un court-circuit dans le cerveau du drone.
Pourquoi Brandon Bryant a-t-il quitté l’US Air Force ? Un beau jour, il a compris qu’il ne signerait pas le nouveau contrat qu’on lui proposait – le jour où il est entré dans le cockpit et s’est entendu dire à ses collègues : “Hey, lequel de ces fils de pute on se fait aujourd’hui ?”
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