La Turquie : élément stratégique entre l’Europe et le Moyen-Orient
Par Ugur Kaya, 30 mars 2009
Quant, après la désintégration de l’Union soviétique, la Turquie a perdu son statut de front de l’occident contre un ennemi commun, ses dirigeants cherchèrent une nouvelle identité géopolitique pour le pays. L’objectif principal était de continuer la symbiose stratégique avec l’occident et notamment l’Europe. Dès lors, la Turquie s’est voulu comme un pont entre l’Europe, censée être une puissance globale, et un orient de plus en plus étendu vers l’Asie centrale et le bassin caspien. Cependant, se poser en tant que pont entraîne des problématiques conceptuelles et identitaires pour le pays.
Une question d’appartenance
La problématique repose d’abord sur l’appartenance de la zone intermédiaire qu’est le pont, à l’une ou à l’autre des rives, ou encore, et même plutôt, à aucune d’elles. Vu sous cet angle, se concevoir comme un pont, au lieu d’être un atout stratégique, peut paraître contradictoire avec la candidature d’Ankara à l’Union européenne (UE). Par ailleurs, il est aussi possible de concevoir, sortant des catégorisations habituelles, une double appartenance.
Le débat au sein de l’UE sur l’adhésion de la Turquie n’est pas sans rapport avec des interrogations au sujet de son appartenance au ‘monde européen’, ou à un autre ensemble, qui resterait alors à définir. S’il existe un problème de définition des frontières de l’Union, la réponse ne pourra pas être trouvée sur les cartes géographiques distinguant les continents par couleurs si l’on considère l’UE comme une union politique, économique et sociale. Baser sa conception de l’Europe sur des frontières dites géographiques, reviendrait à réduire Paris à l’enclave bornée par l’intérieur des boulevards périphériques construits sur les remparts militaires du 19ième siècle. Bien entendu, c’est une façon d’envisager les choses et de poser une fracture géopolitique, même si ce point de vue ne permet pas de traiter les problèmes d’un système sociopolitique plus grand et plus complexe.
En ce qui concerne l’appartenance de la Turquie à la ‘rive orientale’, jusqu’à maintenant, les relations entre la Turquie et son orient ont été plus marquées par des ruptures que par des éléments de cohésion. Par exemple, la question kurde paralysait l’ouverture de la Turquie vers l’est, Ankara restant enfermé dans un cercle vicieux de traitement militaire du problème. De même, la frontière terrestre turco arménienne est toujours condamnée bien que la connexion aérienne entre les deux pays ait été rétablie.
Quelle Turquie pour l’Occident et pour l’Orient ?
Le deuxième aspect de la problématique se situe dans les rapports entre des deux rives que la Turquie cherche à lier. Ankara n’est pas en mesure d’influencer seule les rapports entre les deux côtés, mais elle peut être un catalyseur. La nature de la connexion turque dépend des attentes mutuelles des deux extrémités de cette connexion. Mais, il est difficile d’évoquer l’existence d’une approche européenne sociopolitique et stabilisatrice du Moyen-Orient, que ce soit d’ailleurs avec ou sans la Turquie. Jusqu’à maintenant cette dernière s’est contentée d’un rôle limité à l’économie, d’être le centre logistique de certaines entreprises multinationales pour sa région.
Si, en revanche, la Turquie apparaît comme un ‘Etat pivot’ dans les analyses de stratèges américains comme Z. Brzezinski ou P. Kennedy, le problème est qu’elle n’est envisagée, non seulement dans ces analyses mais aussi dans la pratique, et surtout pendant l’époque de Bush J., que sous des considérations militaires pendant les crises. Pis, les liens militaires turco-américains détruisent toute possibilité de la concevoir, malgré ses imperfections, comme un modèle de pays laïc, au sein d’un Moyen-Orient de plus en plus anti-américain et même anti-occidental. L’absence d’un tel modèle laisse aux seuls fanatiques religieux la posture d’opposants voire de résistants à la misère, aux injustices et même à un certain néo-impérialisme.
Les dernières crises, au Liban, en Géorgie et maintenant en Palestine, mettent en avant le rôle que la Turquie peut jouer. Le gouvernement AKP, à l’inverse de ses prédécesseurs, suit une politique régionale active, qu’on pourrait qualifier de néo-ottomaniste par leur intérêt pour cet espace. Cette implication croissante dans le jeu régional est conduite sous la formule « zéro problème » avec les voisins dont l’objectif est de fluidifier, pacifier les relations de la Turquie avec son entourage et se doter d’une influence régionale.
Toutefois, ce projet ne peut aller bien loin sans le soutien et la coopération de l’Europe. La Turquie, seule, ne dispose pas de la puissance diplomatique et économique nécessaire. Elle ne peut exercer ni coercition ni attraction suffisantes. De plus, seule une Turquie qui se sent soutenue par l’Europe serait débarrassée de ses peurs séculaires, et serait en mesure de construire des rapports apaisés avec son environnement régional. Enfin, sans une démarche stabilisatrice, sociale et politique, de l’Europe pour le Moyen-Orient, Ankara pourra plus difficilement éviter d’être simplement un instrument dans les stratégies militaires américaines, sauf si ces derniers adoptent une nouvelle posture avec l’administration d’Obama.
Les heurts dans le processus d’adhésion de la Turquie à l’UE créent un sentiment de rejet et font disparaître certains repères dans la société et même au sein du gouvernement. Pour l’instant, aucun gouvernement turc ne peut rompre avec l’UE, au moins tant que le sentiment de rejet dans la société ne prend pas une ampleur incontrôlable. Les calculs mesquins pour des intérêts à court terme occupent de plus en plus l’espace politique dans deux camps. Le « turcosceptiscisme » pour ne pas dire turcophobie, cultivé par certains populistes Européens alimente un « eurosceptiscisme » voire une « européanophobie » parallèle en Turquie. Pour cette raison, il serait fallacieux de croire qu’une Turquie exclue par l’Europe n’aura d’autre choix que de rester alliée à l’Europe. De plus, il est probable qu’une Turquie sans repères Européens, serait une Turquie déstabilisée, avec des conséquences imprévisibles.
En effet, l’essentiel pour la Turquie actuelle n’est pas une entrée immédiate dans l’Union européenne qui peut être un sujet à trancher à très long terme. L’existence d’un processus encourageant permet de conserver une Turquie stable et peut être stabilisatrice pour sa région. C’est seulement ainsi que la conception de la Turquie comme un pont entre l’Orient et l’Occident peut être viable.
http://www.cirpes.net/rubrique43.html
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