par Gilles Munier (Afrique Asie – juillet/août 2013)*
Depuis
1958, quand Golda Meir, ministre des Affaires étrangères, a fait de
l’Afrique subsaharienne un des principaux objectifs diplomatiques
d’Israël, la politique africaine de l’État dit hébreu a connu
des hauts et des bas. Elle est aujourd’hui à son plus haut niveau.
Faut-il s’en offusquer quand certains États arabes entretiennent des
relations avec Tel-Aviv ?
Il
est loin le temps où les pays
africains rompaient, les uns après les autres, leurs relations
diplomatiques avec Israël. En 1967, l’agression de l’Égypte par l’armée
israélienne, l’essor de la question palestinienne, la
déclaration du général de Gaulle le décrivant comme « un État sûr de lui-même et dominateur
» avaient fait voler en éclat l’image
d’Épinal présentant Israël comme une nation pacifique, prodiguant
son aide sans rien demander en retour, et qui s’était libérée – comme
les pays du tiers-monde – de l’occupation britannique. En
1973, la guerre d’Octobre, la flambée du prix du pétrole, les
pressions diplomatiques arabes et le vote de la résolution de l’Onu
décrétant que « le sionisme est une forme de racisme et de discrimination raciale
», firent le reste. Sur la trentaine de pays africains
entretenant des relations avec Tel-Aviv, seuls le Lesotho, le
Swaziland et le Malawi – pays dans la mouvance sud-africaine – les
maintinrent ouvertement. Ce sérieux revers diplomatique était
néanmoins tempéré par l’ouverture discrète de « bureaux commerciaux» et la poursuite de programmes souterrains de coopération universitaire et
agricole.
À
la suite des accords de Camp David en 1978 signés par Anouar al- Sadate
et Menahem
Begin, de ceux d’Oslo en 1993 couronnés par la poignée de main entre
Yasser Arafat et Yitzhak Rabin à la Maison-Blanche, de la mise en
sommeil de la lutte armée pour libérer la Palestine, de la
condamnation de l’apartheid par Israël, puis de l’abrogation de la
résolution antisioniste de l’Onu, les États africains ont rétabli
progressivement leurs relations avec Tel-Aviv, leurs
dirigeants estimant sans doute qu’ils n’avaient pas à être « plus arabes que les Arabes ».
Opérations secrètes
Le
faux-nez israélien évitant aux États-Unis d’être accusés
d’impérialisme, l’offensive
israélienne en Afrique subsaharienne a été soutenue financièrement
et matériellement par Washington. Dans les années 1960, le budget
consacré par la CIA aux opérations secrètes du Mossad au sud
du Sahara, notamment au Soudan, Angola, Congo-Kinshasa et Ouganda,
avoisinait les 20 millions de dollars. Un document secret, publié en
1979, a révélé qu’à la veille de la guerre de juin 1967, la
CIA l’avait même augmenté de 5 millions de dollars.
C’est
connu, Israël investit dans le long terme, patiemment, ce qui, à
quelques exceptions près, n’a
jamais été le cas de ses adversaires arabes. L’accueil d’étudiants,
les stages d’apprentissage agricole, dans l’agroalimentaire,
l’irrigation, et surtout les formations militaires ont permis à
Israël d’implanter des réseaux d’influence et de renseignement sur
une bonne partie du continent africain, de collecter des informations à
caractère politique et économique permettant de
s'immiscer en douceur dans les affaires intérieures d’un pays. Avoir
entraîné, par exemple, le général Mobutu au parachutisme en 1963, deux
mois avant son accession au pouvoir, a offert ensuite
des opportunités…
En
Ethiopie, après avoir soutenu l’empereur Haïlé Selassié, Israël s’est
appuyé sur Kesse Kebede,
ancien étudiant en économie et sociologie en Israël, devenu un des
principaux conseillers de son successeur, Mengistu Haïlé Mariam, pour
livrer des armes lui permettant de combattre les rebelles
du Tigré et du Front de libération de l’Érythrée (FPLE). L’objectif des Israéliens était d’éviter que la mer Rouge ne devienne une « mer arabe », préoccupation qui demeure d’actualité. À l’heure de la guerre contre le « terrorisme islamique »,
Israël aurait étoffé ses antennes dans la Corne de l’Afrique en
positionnant des forces spéciales à Djibouti pour garantir le passage
des navires se rendant au port d’Eilat.
Plusieurs
officiers de renseignement israéliens ayant débuté en Afrique ont fait
de brillantes – ou de
sanglantes carrières: Nahum Admoni, directeur du Mossad de 1982 à
1989, a dirigé les attaques du bureau de l’OLP à Tunis et fait
assassiner Abou Djihad ; Reuven Merhav a été en poste à Téhéran et
Pékin, nommé directeur du ministère des Affaires étrangères
israélien et le transfert des Falashas éthiopiens (Opération Salomon) en Israël ; David
Kimche – le plus célèbre d’entre eux, décédé en 2010 – un temps n° 2 du Mossad, a fait partie du commando chargé de venger les athlètes israéliens
assassinés aux jeux Olympiques de Munich et a préparé l’invasion du Liban en 1982. Aujourd’hui, des « hommes d’affaires »ont remplacé les diplomates israéliens rentrés au pays après la guerre d’Octobre 1973. Ils sont tous considérés en Afrique, à tort ou à raison, comme des agents du Mossad. On ne prête qu’aux riches
!
Corruption à grande
échelle
En septembre 2012, la visite qu’a effectuée Avigdor Lieberman, ministre
des
Affaires étrangères, en Éthiopie, au Kenya, Ghana, Nigeria et en
Ouganda n’avait pas seulement
pour but de répondre à la tournée de Mahmoud Ahmadinejad, le
président iranien, au Kenya, à Djibouti et en Ouganda en février de la
même année. Le dirigeant du parti ultraraciste Israël Beytenou
– dont les membres attaquent les migrants africains à Tel-Aviv –
dirigeait une délégation composée surtoutde dirigeants de sociétés
d’armement
et de sécurité, pour la plupart d’anciens membres des services de
renseignement. En 2012, Israël a été classé 8e exportateur
mondial d’armes dans un rapport du Congrès américain, bien
que celles vendues à l’Afrique subsaharienne aient baissées en
pourcentage. Les principales exportations israéliennes dans ce domaine –
1,5 milliard de
dollars – se font maintenant avec l’Inde et la Chine.
L’Afrique, qui éclusait un tiers des ventes d’armes israéliennes à la
fin des années 1970, n’est pas grande consommatrice d’armements
sophistiqués. Ses dirigeants réclament surtout des formations de
leurs services de sécurité rapprochée et de leurs unités d’élite
antiterroristes, évidemment moins
chers. Au Cameroun, le président Paul Biya est allé plus loin : il avait engagé le colonel israélien Avram Avi Sirvan pour diriger ses gardes du corps, mais l’homme est mort dans un accident d’hélicoptère inexpliqué en 2010. Le Nigeria
demeure l’un des principaux importateurs d’armes israéliennes. Les
commissions n’y sont pas toujours bien réparties. Le président Goodluck
Jonathan a dû
démettre de ses fonctions le chef d’état-major de l’armée et le
commandant en chef de l’armée de l’air, impliqués dans une affaire de
corruption après la signature de contrats d’armement de plus
d’un milliard de dollars avec Israël. Selon le quotidien israélien Haaretz (16/9/10), le marchand d’armes israélien Amit Sadeh est mêlé au scandale.
Outre le commerce des armes, les Israéliens misent sur la téléphonie, l’espionnage
informatique et la cyber-défense : au Nigeria, l’administration Jonathan s’est adressée à Elbit Systems, basée à Haïfa, pour l’aider à espionner les
communications Internet du pays. Ailleurs, les « hommes d’affaires»
sont très présents dans les industries minières africaines, notamment
l’extraction du diamant. À Kinshasa, le diamantaire milliardaire
israélien Dan Gertler, proche du président Joseph Kabila et d’Avigdor
Lieberman, est sur la sellette. Il est accusé d’avoir obtenu
des actifs miniers « par le crime et la corruption
». Gertler aurait acheté une importante concession de cobalt et de
cuivre à 5 % de sa valeur sur le marché, via une de ses
sociétés basées aux îles Vierges. Le bradage des actifs miniers par
le gouvernement de la République démocratique du Congo (RDC) est estimé,
par le parlementaire britannique Eric Joyce, à 5,5
milliards de dollars. Les malversations impliquant des Israéliens
n’empêchent pas le Parti socialiste de RDC de militer pour la création
d’un groupe de pression qui, à l’échelle continentale,
orienterait « les donations des sponsors juifs » vers des candidats défendant les intérêts d’Israël en Afrique !
Truquages électoraux en
série
Autre
spécialité des experts israéliens en Afrique : le trucage des
élections. Même
Robert Mugabe, président du Zimbabwe, a fait appel à leur
savoir-faire lorsqu’il a été question de donner à sa réélection un
vernis démocratique. Selon le Mail & Gardian (12/4/13),
Nikuv International Projects,
accusée de manipulations électorales dans plusieurs pays africains, a
siégé à Harare, la capitale zimbabwéenne, dans
les locaux des Forces de défense, et enregistré les électeurs sous
la supervision de Daniel Tondé Nhepera, vice-directeur de l’Agence
centrale d’intelligence zimbabwéenne. En 2008, déjà,
l’ambassade israélienne… en Afrique du Sud avait dû démentir les
bruits attribuant la victoire de Mugabe au Mossad.
En Zambie, Nikuv
a permis au président
Frederick Chiluba de se maintenir au pouvoir jusqu’en 2002 grâce à
des fraudes électorales de grande ampleur. En 1996, sur 4,5 millions
d’électeurs, la société israélienne n’en aurait enregistré
que 2,3 millions ! Le nombre d’«anomalies »
se comptait par milliers, notamment celles d’électeurs enregistrés dans
un bureau de vote qui n’était pas
le leur, ou ayant des cartes portant le même numéro. L’opposition
avait boycotté la présidentielle. En novembre 2012, Michael Sata, ancien
ministre de Chiluba, élu président de la République en
2011, aurait appelé à ses côtés l’équipe Nikuv de 1996 pour préparer
les prochains scrutins.
Au Lesotho, en mars 2013, le Département contre la corruption et les crimes économiques,
enquêtant sur un contrat de fabrication de cartes d’identité et de passeports biométriques
signé par l’ancien gouvernement de Pakalitha Mosisili, a effectué une descente dans les locaux de Nikuv à Maseru, la capitale. Amon Peer, son
directeur local, s’est réfugié en Afrique du Sud, déclarant qu’il ne retournerait au Lesotho que sous couvert d’« immunité ».
Le site Internet sud-africain amaBhugane, qui publie les
investigations de journalistes du Mail & Gardian, a révélé que Nikuv intervient aussi au « Ghana, Botswana et Angola dans les
télécommunications, l’agriculture et la sécurité » et, qu’elle est liée à ISC (International Security Consultancy) dont le
président fondateur, Daniel Issacharoff, ancien patron de la compagnie aérienne El Al, occupe un poste élevé au Mossad…
L’ISC – ex-International Consultants for Targeted
Security, Société de consultants pour la Sécurité ciblée – a,
elle, des représentants au Kenya et au Nigeria. Elle intervient en
Afrique du Sud dans le domaine « du conseil en
matière de sécurité aérienne, des virus informatiques et de la contre-surveillance » via un secrétariat
implanté au sein de la société de sécurité Nicholls, Steyn et
Associés.
Espionnage à
Johannesburg
En 2009, les journalistes de « Carte blanche
», un programme télévisé d’investigation en français, ont découvert que des agents armés du Shin
Bet, le contre-espionnage israélien, interrogeaient et
détenaient parfois des voyageurs de l’aéroport Olivier-Tambo de
Johannesburg en toute illégalité. Ils étaient couverts par l’ambassade
d’Israël
en Afrique du Sud. Les informations sur les personnes suspectées, avec
spécification
de leur race, ethnie et religion, étaient enregistrées. Interviewé
par un journaliste de l’émission, Virginia Tilley, membre du Conseil de
Recherche en sciences humaines d’Afrique du Sud, a
confirmé dans l’émission avoir été interrogée et séparée de ses
bagages par des Israéliens, et Jonathan Garb, un juif sud-africain,
ancien employé d’El Al, a précisé que pendant qu’elle était
questionnée, un agent du Shin Bet
photographiait ses documents et les transmettaient à Tel-Aviv. Le
scandale provoqué par les révélations sur le
profilage des voyageurs a obligé le gouvernement sud-africain à
expulser Eli Shukrun, chef de l’équipe de sécurité d’El Al. Le ministère
des Affaires étrangères israélien estime qu’il aurait dû
bénéficier de l’immunité diplomatique. Selon le site Crescent on line, il a été remplacé par un certain Avi Katz, agent connu pour sa participation à
des activités d’espionnage et de contre-terrorisme.
Les 5 et 6 novembre 2011, le Tribunal Russel pour la
Palestine s’est réuni au Cap et a conclu que les Palestiniens sont soumis à « une forme aggravée d’apartheid
». Force est de constater que cela n’empêche pas les échanges
commerciaux entre l’Afrique du Sud et Israël de progresser : ils
auraient augmenté de 500 % depuis la chute du pouvoir blanc.
Aujourd’hui, au sud du Sahara, Israël est représenté officiellement
dans une quarantaine de pays. À qui le reprocher puisque plusieurs
États arabes entretiennent des relations diplomatiques avec Tel-Aviv ou
sont en contact secret avec les dirigeants israéliens,
comme c’est le cas – entre autres – du Maroc et du Qatar ?
*Dossier Afrique-Israël : les liaisons dangereuses
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