L’affaire de la « Réunion de Barraket Essahel
Mai 1991
L’Armée Tunisienne qui s’est encore une fois illustrée lors de la révolution du peuple Tunisien, par son dévouement à la patrie, a été largement abusée sous le régime de Ben Ali.
Cette Armée éduquée au sens de l’honneur et du devoir envers la nation, a subi une injustice sans précédent lors des années 90. Cette injustice demeure à ce jour ignorée au niveau de l’opinion publique d’un part et au niveau de l’autorité de tutelle (Ministère de la Défense Nationale) d’autre part.
Usant de la paranoïa sécuritaire, l’ancien Président Chef Suprême des Forces Armées a mobilisé son appareil de répression (Direction Générale de la Sûreté de l’Etat) pour procéder à un écrémage méthodique de l’Armée Nationale. Pour cela, il fallait trouver un motif fabriqué de toutes pièces : Inculper les meilleurs cadres de l’Armée d’appartenance au mouvement islamiste Ennahdha et de préparation d’un coup d’Etat. C’était l’affaire bien connue de Barraket Essahel de Mai 1991.
Témoignage
Lieutenant-Colonel (R) Mohamed Ahmed,
Mis à la retraite d’office en 1992.
Ancien élève et diplômé de : :
-l’Académie militaire de Fondouk Jédid, Tunisie -l’Ecole Supérieure Technique du Génie Militaire, Angers , France -L’Ecole de Commandement et d’Etat-major de Bortal Hayder , Tunisie -Le Command & General Staff College, Fort-Leavenworth, Kansas, USA -L’Ecole Supérieure de Guerre , Paris, France
A l’époque de mon arrestation, j’occupais, la fonction d’Assistant du Chef d’Etat-major de l’Armée de Terre, chargé de l’Organisation, de la Planification et des Etudes et depuis peu, j’étais nommé chef du Département Renseignement et Sécurité de l’Armée de Terre, par décision ministérielle.
Le 22 Mai 1991, vers 18h00, Le Chef d’ Etat-major de l’Armée de Terre (CEMAT) de l’époque, m’a demandé d’aller à la Direction Générale de la Sécurité Militaire (DGSM) pour assister à une réunion urgente. Arrivé aux bureaux de la DGSM je me présentais au bureau de l’Officier Supérieur qui devait me recevoir et que je connaissais bien. Ma surprise fut grande quand il m’a annoncé que j’étais attendu au Ministère de l’intérieur. Il m’a conduit dans sa voiture de fonction et nous sommes entrés au siège du ministère par une porte de derrière. Un agent de la Sûreté de l’Etat m’a accueilli et m’a conduit directement au bureau de Med Ali Ganzoui, Directeur Général de la Sûreté de l’Etat (DGSE) ; dans son bureau, j’ai constaté la présence d’un Colonel de la DGSM, que je connaissais également.
Le guet-apens était parfait !
Mohamed Ali Ganzoui m’a posé les questions suivantes : Etes-vous membre du mouvement Ennahdha ? Quelles sont les réunions d’Ennahdha, auxquelles vous avez récemment assisté, quand et où ?
Incroyable !!! Sans hésitation aucune, j’ai répondu que je n’ai rien à avoir avec ce mouvement et que je n’ai jamais assisté à ses réunions. Il a reposé sa question ; j’ai formulé la même réponse. Cela a duré quelques minutes.
Un agent est venu me chercher et m’a ramené dans un petit bureau, à l’étage, où j’ai été placé en isolement.
Désormais, je suis accusé de préparation d’un coup d’Etat contre le régime et d’appartenance au Mouvement Ennahdha !
Durant trois semaines, j’ai été isolé et torturé dans les locaux du Ministère de l’Intérieur. J’avais droit à un supplément de tortures pour les deux faits suivants : d’abord, pour avoir été nommé, depuis peu, par le Ministre de la Défense Nationale comme Chef du Bureau Renseignement et Sécurité de l’Armée de Terre, et ce, sur proposition du CEMAT et après accord de la DGSM ; le second fait est d’avoir été originaire de Gafsa. !
Au milieu de la 3ème semaine d’arrestation et de torture, j’ai été interrogé personnellement par Abdallah Kallel qui était entouré de Mohamed Ali Ganzoui et de Ezzeddine Jeneyah de la DGSE. Au moment de l’interrogatoire, J’étais une véritable loque humaine: Les pieds enflés, l’œil au beur noir, les lèvres éclatées. Ne pouvant pas tenir seul debout, deux agents de la sûreté de l’Etat m’avaient soutenu, au départ, puis j’ai été autorisé à m’asseoir sur une chaise.
Durant l’interrogatoire, il m’avait demandé de lui confirmer les aveux (obtenus sous la torture) et qui tournaient autour de la réunion supposée des Officiers de l’Armée à Barraket Essahel et les noms de ceux qui y ont assisté. Pour commencer, je l’ai remercié de m’avoir donné l’occasion de me défendre et de défendre l’honneur militaire de mes camarades puis, je lui ai dit que tout cela était de la fiction, et que tous les détails relatifs à ce coup d’Etat faisaient partie d’un scénario imaginaire. J’ai aussi affirmé devant lui que tous les officiers arrêtés constituaient la crème de l’Armée Nationale et qu’ils étaient de vrais patriotes. Ils ont toujours bien servi notre pays. L’interrogatoire tournait aussi autour des officiers de haut rang qu’il connaissait personnellement et dont les noms avaient été cités, mais qui n’avaient pas encore été arrêtés. Ce face à face a duré près de vingt minutes.
Après l’interrogatoire, j’ai été ramené dans ma cellule. A nouveau, j’ai été sévèrement torturé pour avoir déclaré devant le Ministre d’Etat que mes aveux et ceux de mes camarades étaient obtenus sous la torture et que tous les officiers cités étaient innocents.
Deux jours après l’interrogatoire du ministre, les agents de Sureté de l’Etat qui m’avaient torturé auparavant venaient me dire qu’ils avaient senti une certaine crédibilité dans mes déclarations et depuis ce jour là, ils ont arrêté le cycle de la torture.
Je dois signaler que pendant les trois premières semaines d’arrestation, tous les jours, vers 22h00, le chantier de la torture reprend. J’ai souvent entendu mes voisins de cellules geindre comme des bêtes blessées. Cette ambiance de cris, de pleurs et de complaintes créait un univers surréaliste. Un sentiment de désespoir s’est développé chez moi comme chez mes camarades. Certains de mes camarades m’ont avoué, quelques mois après, qu’ils avaient pensé, à un moment donné, mettre fin à leur vie. Car en fait, nous étions des condamnées à mort en puissance, vu la gravité des charges qui pesaient contre nous et vu l’absence de possibilités de défense, (aucun avocat ne nous a rendu visite, aucun médecin n’a pu constater les traces de torture, durant cette période d’arrestation..). Bref, nous étions privés de tout contact avec l’extérieur. C’était un crime méthodique, exécuté à huit clos.
La quatrième semaine, nous avons été transférés à la prison de Mornag et on a été mis dans la même chambre. Alors, j’ai découvert les camarades qui étaient arrêtés comme moi au Ministère de l’Intérieur : Le Colonel Moncef Zoghlami, le Lieutenant-Colonel Ali Hajji, le Commandant Hedi Tlijani, le Commandant Taieb Salhi, le Commandant Tahar Mannai, le Commandant Béchir Jerraya, le Commandant Habib Khedimallah et bien d’autres…
A la prison de Mornag, nous bénéficions quotidiennement d’une séance de liberté dans la cours au cours de laquelle on réapprenait à marcher. Le but de cette remise en état était d’effacer autant que faire se peut les traces de la torture. Mais les sévices sur nos pieds, nos chevilles et nos poignets nous ont accompagnés durant plusieurs mois après. J’ai mis plus de quatre mois pour pouvoir, à nouveau, conduire ma voiture. Les conséquences psychologiques de ce drame (la peur, l’anxiété, les cauchemars…) nous accompagnent toujours. Elles ont profondément bouleversé nos vies et celles de nos familles. Je dois signaler qu’au début de mon arrestation des agents de sûreté de l’Etat sont allés perquisitionner à mon domicile. Ils ont semé la panique et la peur auprès de ma femme et de mes enfants. Ils ont pris mon fusil de chasse que j’ai acquis plusieurs années auparavant avec un permis de port d’arme. Ils ont également pris quelques livres dont un livre d’Abdelbaki Hemassi, et des magazines comme Jeune Afrique. Ces objets constituaient des éléments de preuve de ma culpabilité !
Les techniques de torture utilisées à mon encontre ont comporté: l’isolement, l’empêchement de dormir, la dégradation de la personnalité individuelle, l’insulte, les gifles, les coups de poing sur le visage, la position du poulet rôti, la suspension par les pieds avec les mains liées au dos, la suffocation dans un bain d’eau avec mélange d’urine et de détritus ….
Mais ce qui m’a le plus marqué c’était le fait que des agents tortionnaires m’ont enlevé mes insignes de grades, ma médaille militaire, mon uniforme et m’ont obligé à porter un survêtement et une « chlaka » en plastique.
A la fin de la 4ème semaine (2è jour de l’Aid El Kébir, Juin 1991), nous avons été ramenés au siège du Ministère de l’Intérieur. C’était une fin d’après-midi. On nous a conduits à la salle de réunion du Ministre qui nous a rejoints, accompagné de : Mohamed Ali Ganzoui, DGSE ; le Directeur Général de la Sécurité Militaire; le Procureur général auprès du Tribunal Militaire, le Général Ali Sériati, Directeur Général de la Sûreté Nationale, le Colonel Moussa Khalfi de la DGSM et quelques collaborateurs du Ministre…
Le Ministre a commencé par nous dire que le Président a décidé de nous élargir et qu’il nous adresse ses vœux pour l’Aid ElKébir. Il a dit qu’il était désolé pour ce qui s’est passé. Il a dit aussi qu’ils étaient contraints de nous arrêter parce que tous les officiers arrêtés et interrogés citent vos noms. Mettez-vous à notre place ! Maintenant, vous allez rejoindre vos familles et le Ministère de la Défense Nationale procédera à la régularisation de votre situation.
Le Ministre a fait semblant d’ignorer que le mauvais traitement et la torture que nous avons subi étaient à l’origine de cette débâcle. Lui et ses principaux collaborateurs, au sein de la Direction Générale de Sûreté de l’Etat, en étaient les principaux responsables directs.
Après la réunion et à la tombée de la nuit, nous avons été amenés aux locaux de la DGSM, puis reconduits chez nos familles.
Une longue traversée de désert va suivre avec toutes sortes de harcèlements et de contrôles administratifs. Privé de mes papiers je ne pouvais ni voyager à l’étranger ni trouver un travail durant de longues années.
J’ai écrit plusieurs fois à la Présidence de la République pour attirer son attention sur cette injustice mais je n’ai reçu aucune réponse. J’ai également écrit à la Commission Supérieure des Droits de l’Homme, créé à l’époque, suite aux critiques des ONG des Droits de l’Homme sur la pratique de la torture en Tunisie, mais sans réponse également.
Mon cas comme ceux de mes camarades militaires a été longtemps gardé sous une chape de plomb durant ces années. Et le fait que nous soyons des anciens militaires, nous pénalisait lourdement car tout contact avec les médias tunisiens ou étrangers nous exposait à une accusation lourde de conséquences : atteinte à la sûreté de l’Etat.
Nos lettres adressées au Ministère de la Défense sont restés à ce jour sans réponse malgré les rappels.
Aujourd’hui, nous sommes lourdement handicapés et il nous semble qu’obtenir nos droits, demandera un travail titanesque. Nous sommes répartis sur tout le pays, nous n’avons pas les moyens de mobiliser des cabinets d’avocats, nous n’avons pas de conseillers juridiques, nous n’avons pas encore de contact avec des ONG actives en matière des Droits de l’Homme. Bref, nos droits nous semblent hors de portée. C’est pour cela que nous sollicitons l’assistance de tous ceux qui sont épris de liberté de justice et de dignité, en Tunisie comme ailleurs.
Mohamed Ahmed
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