5 décembre 1952: assassinat de Hachad
A
peine une semaine avant sa mort, Farhat Hached racontait à sa femme
qu'il a fait un rêve assez curieux. "Il y avait un bateau militaire ancré au port, dit-il, et moi je
marchais entre deux rangées compactes de soldats français! je marchais et riais
très fort. Suis-je tellement important, me disais-je en rêve, pour que
tant de gens s’occupent de moi ? ”
Était-ce une perception extra-sensorielle de sa mort? Un rêve prémonitoire?
Il était 7h30 en ce matin du vendredi 5 décembre 1952, quand, au volant de sa voiture et sous un ciel pluvieux, Farhat Hached s'engageait sur la route reliant Radès à Tunis. Bien que prévenu par les lettres de menace et les articles de journaux appelant à sa liquidation, et qu’il ait pris les mesures jugées nécessaires pour se protéger(1), ce jour-là en quittant le domicile qui l'hébergeait il ne soupçonnait pas qu'une voiture le suivait de près. Ni que la mort le guettait à la sortie de Radès.
Depuis plusieurs semaines, voire des mois, Farhat Hachad se savait pris en filature. Dès le mois d'octobre, les services secrets français, à travers un commando venu spécialement de Paris(2), l'avaient soumis à une surveillance permanente. Le commando collectait toutes les informations concernant ses déplacements, sa résidence, ses contacts. En même temps, à un niveau plus élevé on étudiait divers plans en vue de contrer le danger que représentait cet homme pour les intérêts de la colonisation. On envisageait tantôt son incarcération ou sa mise sous résidence surveillée, tantôt son éloignement du territoire tunisien ou, tout simplement, sa liquidation physique. Cet ultime recours, dès la fin de novembre 52, semble décidé. Il fallait se débarrasser le plus tôt possible de Farhat Hachad, d'autant que le combat de celui-ci n'inquiétait pas seulement la France à l'intérieur du territoire tunisien, mais son impact franchissait les frontières et se répercutait aussi bien sur l'Algérie que sur le Maroc.
Aussi ne s'étonne-t-on pas si, le 28 novembre 1952, Paris -hebdomadaire nord-africain dirigé au Maroc par Camille Aymard (3)- appelait ouvertement au meurtre de Farhat Hachad. D'autres feuilles de chou coloniales, à Tunis comme Alger, ont repris cet appel. «Avec Ferhat Hached et Bourguiba, souligne l'hebdomadaire, nous vous avons présenté deux des principaux coupables. Nous en démasquerons d'autres, s'il est nécessaire, tous les autres, si haut placés soient-ils. Il faut, en effet, en finir avec ce jeu ridicule qui consiste à ne parler que des exécutants, à ne châtier que les « lampistes » du crime, alors que les vrais coupables sont connus et que leurs noms sont sur toutes les lèvres. Oui, il faut en finir, car il y va de la vie des Français, de l'honneur et du prestige de la France. « Si un homme menace de te tuer, frappe-le à la tête » dit un proverbe syrien. C'est là qu'il faut frapper aujourd'hui. Tant que vous n'aurez pas accompli ce geste viril, ce geste libérateur, vous n'aurez pas rempli votre devoir et, devant Dieu qui vous regarde, le sang des innocents retombera sur vous(4). »
Pourquoi fallait-il "frapper à la tête" Farhat Hachad?
En 1952, suite à l'échec des négociations directes entre les gouvernements français et tunisiens, une vague de répressions s'est abattue sur tous les leaders nationalistes. Bourguiba est arrêté, le gouvernement de M'hamed Chenik est destitué, le résident général Jean de Hautecloque interdit toute activité politique et instaure le couvre-feu. Les ratissages confiées à la Légion étrangère n'épargnent aucun militant. Plus de 20 000 personnes sont arrêtées. Et seuls Salah Ben Yousef, chargé d'une mission auprès des Nations-Unies, et Farhat Hachad protégé par la loi sur les libertés syndicales et bénéficiant du soutien de la CISL, ont encore les coudées franches. Dans ce contexte historique précis, on comprend à quel mobile exact répond l'arrêt de mort contre Hachad, couronnant une large vague de répressions. En cette période charnière de l'an 52, l'UGTT et son leader ne sont plus seulement les représentants de la classe ouvrière mais ils sont aussi les véritables acteurs du combat politique, les représentants légitimes du combat nationaliste. Ce sont Hachad et ses camarades qui multiplient des contacts avec l'étranger, dirigent secrètement les groupes d'activistes, ordonnent les attaques armées(5) contre les symboles de la présence coloniale, organisent des grèves largement suivies qui nuisent aux intérêts du patronat colonial. Avec les fellagas disséminés dans les djebels, la centrale syndicale et son chef sont l'ultime épine au pied que la force coloniale œuvre à arracher. D'où l'exécution à la lettre du mot d'ordre colonial pressant, tel qu'on en a vu la ronflante formulation dans la presse de Camille Aymard et ses amis:" frapper à la tête" Farhat Hachad(6).
En
ce matin du vendredi 5 décembre 1952, le même commando venu
spécialement de la France, ou un escadron de la mort appartenant à la
Main Rouge locale, guettait dès l'aube, et peut-être bien depuis la nuit
écoulée,
la sortie de Farhat Hachad. Se sachant dans la ligne de mire
des services secrets français, le leader syndical avait
déserté quelque temps plus tôt sa maison située à Bir Tarraz dans la
banlieue de Radès. Depuis que cette maison a été saccagée puis fait
l'objet d'une tentative de plasticage, Hachad et sa famille ont décidé
de déloger le quartier Bir Tarraz. Mme Oum El-Khir Hachad et les enfants ont été accueillis par des parents vivant à Sousse. Farhat quant à lui s'est réfugié chez des amis vivant au centre ville de Radès. Tantôt chez Mustafa Filali au quartier Mongil, tantôt chez Mohamed Erraï et Abadallah Farhat, colocataires d'un petit appartement au premier étage d’une villa appartenant à
une Française. Comme tout militant
sous la traque, Hachad faisait ce qu'il pouvait pour semer ses
poursuivants. Quelquefois, ceux-ci perdaient ses traces à Radès. Il
était alors à Tunis, rue des Salines, chez un ami commerçant qui
s'appelle Sadok Mokadem.
Dans la nuit du 5 décembre 1952, Hachad logeait chez Abdallah Farhat et Mohamed Erraï qui habitaient la rue de la Poste. Un quartier plutôt moins "arabe" que Bir Tarraz, à moins de cent mètres de la gare. Mustafa Filali et Mohamed Erraï habitent eux aussi dans les parages de cette gare. Il faut souligner ici la convivialité, la générosité surtout de ces hôtes colocataires, tous deux mariés, et vivant dans 4 pièces partagées, et pas avares pour offrir le gîte à d'autres personnes. Dans cet appartement commun, il y avait une chambre pour Mohamed Erraï et sa femme, une autre pour Abdallah Farhat et sa femme, les deux couples n'ayant pas encore d'enfants. Une troisième pièce servait de salon et salle à manger. Et la quatrième a été offerte à Farhat Hachad qui, célibataire en la circonstance, la partageait avec d'éventuels visiteurs venant la plupart du temps du Sahel. Dans sa dernière nuitée chez les Farhat et Erraï, Hachad a partagé cette chambre des invités avec Mahmoud Mannai(7) qui était de passage chez son oncle Abdallah Farhat.
D'habitude, Abdallah Farhat qui n'était pas motorisé accompagnait dans sa voiture Farhat Hachad. Tous les
deux matinaux, ils partaient ensemble, le premier vers son travail, le second vers le siège de l'UGTT à Tunis. Or ce jour-là, le leader syndical dormait toujours quand Abdallah Farhat avait déjà fini son petit-déjeuner. Vraisemblablement, Hachad qui était débordé par ses activités syndicales avait besoin de faire la grasse matinée. Abdallah Farhat n'eut pas le cœur de le réveiller. La gare était à quelques pas. Il a quitté l'appartement et pris le train vers la capitale.
Il plaira à de nombreux détracteurs présomptueux de Bourguiba (dont les Frères Musulmans et leurs amis dans la Troïka qui gouverne aujourd'hui la Tunisie) d'extrapoler au sujet de ce fait précis, tentant d'entacher la mémoire de Bourguiba et celle de Abdallah Farhat. Que n'a-ton entendu comme propos farfelus pour diffamer ces deux hommes, en interprétant ce faussement de compagnie fortuit du 5 décembre comme un indice permettant d'incriminer Bourguiba dans l'assassinat de Hachad(8)! Il va de soi que ces calomniateurs, qui reprennent l'une des versions propagées par les services secrets français en vue d'assurer une couverture à leurs hommes de main, ne savent pas, on le présume fort, que Abdallah Farhat était lui aussi un leader syndicaliste, secrétaire général de la Fédération des PTT en 52, puis trésorier de l'UGTT en 53.
A peine engagé sur la route de Tunis, Farhat Hached entend résonner des rafales de mitraillettes derrière lui. Il s'aperçoit vite que c'est lui qu'on cible par tel feu. Touché et perdant le contrôle du volant, il laisse sa voiture heurter la bordure élevée de la route et caler. Les auteurs de la fusillade ne s'arrêtent pas, prennent aussitôt la fuite, s’éloignant à vive allure.
A ce stade de l'opération, Farhat Hached est sous le choc certes, mais juste blessé à l'épaule et à la main.
L'impact des balles sur sa voiture témoignera cependant de la violence de la fusillade. Vingt-huit balles au moins auraient été tirées sur le véhicule. Avec des "si" on mettrait peut-être la mort en bouteille, dirait-on. Néanmoins, le leader syndical aurait peut-être pu déjouer le plan de ses assassins s'il n'avait pas quitté sa voiture, s'il avait pu flairer que les assassins, les mêmes ou un autre groupe, reviendraient à la charge. Mais parce qu'il était vigoureux, qu'il avait une carrure d'athlète et que la mort voulait lui accorder ce bref sursis pour le prendre debout, Farhat Hached est sorti de la voiture et il a dû marcher un peu. Peut-être a-t-il eu le temps de voir l'impact des balles sur la tôle. Peut-être a-t-il eu le temps de remercier cette tôle qui lui a permis de rester en la circonstance debout.
Toujours est-il qu'en ce moment-là précis, une camionnette s'est arrêtée derrière lui. Et alors que le chauffeur lui proposait de l'emmener à l'hôpital, une deuxième voiture venant en sens inverse s'est arrêtée à sa hauteur. Deux ou trois individus s'étaient saisis de Hachad. Pour le chauffeur de la camionnette, ces "âmes secourables" serviraient mieux que lui le blessé. Ils embarquent Hachad et repartent en flèche. Quelques heures plus tard, on retrouvera Hachad criblé de plusieurs balles à l'abdomen. Et d'une balle à la tempe. Cette fois-ci, la consigne des journaux appelant à "frapper Farhat Hached nommément à la tête" a été pieusement suivie.
Ils ont tué Hachad comme Jaurès chez eux. Comme au pays de Hachad Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi par des fascistes de chez nous. Mais les répercussions de cet assassinat sont telles que Hached mort se révèle tout aussi catalyseur de combat que vivant. C'est la graine qui meurt pour que naisse l'épi. A midi, quand la radio annonce la nouvelle, c'est tout le pays qui se soulève. Le Maroc le suit instantanément avec des émeutes sanglantes faisant 40 morts et des centaines de blessés. L'Algérie ne reste pas à l'écart, qui sera secouée par des troubles durant plusieurs jours. Des manifestations s'improvisent dans plusieurs capitales et villes du monde: le Caire, Damas, Beyrouth, Karachi, Jakarta, Milan, Bruxelles, Stockholm. Des grèves partielles sont décrétées dans de nombreux pays, y compris aux USA. Plusieurs personnalités françaises dénoncent cet assassinat. Et le martyre de Hached devient levier politique grâce auquel le processus d'indépendance sera accéléré.
En guise d'entrée à cet article, nous évoquions un rêve prémonitoire.
Farhat Hachad n'a pas eu droit à des funérailles, ni même à une inhumation dans un cimetière(9). Néanmoins, le lendemain même de son assassinat sa dépouille a été transférée en grande pompe vers la Goulette. Et de là à Kerkenna, ville natale du martyr, sur une corvette de la marine militaire française.
A.Amri
3 décembre 2013
Notes:
1- Il faut remercier ici notre ami Dr Ahmed Manaï à qui je dois un tas d'informations guidant cet article. Il y a un an, sur mon compte Facebook je publiais la première mouture du présent article. Et cet ami a eu l’amabilité de m'éclairer sur certains points, entre autres que feu Hachad, contrairement à ce que j'avançais, a pris des mesures préventives avant son assassinat, qu'il n'habitait plus à Bir Tarraz dans la banlieue de Radès mais, au jour le jour, chez divers amis et que son propre frère feu Mahmoud Manaï était parmi les dernières personnes à avoir côtoyé le martyr. Dr Ahmed Manaï a pu lui-même connaitre de près le martyr, à la faveur de sa parenté avec feu Abdallah Farhat son oncle. C'est à Farhat Hachad que le petit Ahmed Manaï qui fréquentait le kuttab, école coranique, doit sa conversion à l'école publique. Ce même enfant, après les funérailles du martyr, a raccompagné la veuve Oum El-Khir Hachad et ses enfants pour soutenir quelque temps, dans la maison réintégrée à Radès, Noureddine et Naceur.
Dr Ahmed Manaï sur ce même blog:
- La liberté d’expression et la responsabilité de l’intellectuel musulman - Marzouki s'est tu au moment où il devait parler (par Dr Ahmed Manai)
-Blog de l'Institut Tunisien des Relations Internationales
2- C'est ce que révèle un document fourni à Noureddine Hachad par le président français François Hollande lors de sa visite en Tunisie, les 4 et 5 juillet 2013. Dans l'attente de la levée du secret sur ce dossier qui devrait marquer la commémoration du 61e anniversaire de l'assassinat de Hachad, vraisemblablement la Main Rouge, longtemps présentée comme l'auteure de cet assassinat, ne serait qu'une couverture à un crime d’État.
3- Ancien magistrat en Indochine compromis dans l'affaire Stavisky, Camille Aymard a dirigé de nombreux journaux orduriers de l'extrême droite française et publié des livres mettant en garde contre le péril rouge. Dans la perception de ce fasciste et ardent défenseur du colonialisme, le combat du leader syndical tunisien ne pouvait s'inscrire que dans le prolongement de ce péril menaçant la France.
4- Abdelaziz Barrouhi et Ali Mahjoubi, « Justice pour Farhat Hached », Jeune Afrique, 21 mars 2010, p. 48.
5- Dans l'histoire du Mouvement national tunisien, il y a une thèse -répandue surtout chez certains détracteurs du mouvement syndical- qui veut nous persuader du caractère autonome de la guérilla et l'absence de toute coordination avec les chefs du combat politique ou syndical. C'est ce que Lotfi Zitoun déclare dans un documentaire consacré à l'assassinat de Hachad et produit par Al-Jazeera en 2011. Or dans ce même documentaire, Ahmed Ben Salah révèle des messages chiffrés qu'il recevait de Farhat Hachad réclamant "du piment", ce qui signifie -selon les dires de Ben Salah- des actions armées de la part des fellagas.
Bourguiba lui-même, au lendemain de la signature par Robert Schuman (15 décembre 1951) d'un mémorandum affirmant « le caractère définitif du lien qui unit la France à la Tunisie », déclarait das un message en partie adressé aux fellagas que ledit mémorandum ouvrait « une ère de répression et de résistance, avec son cortège inévitable de deuils, de larmes et de rancune ».
6- Tahar Hmila, doyen des membres de la Constituante, est la plus récente illustration à ce propos.
"Farhat Hached, dit-il dans une interview accordée le 23 novembre 2011 à la radio Shems FM, avait l’habitude d’être accompagné sur son chemin vers le syndicat par Abdallah Farhat, sauf le jour de son assassinat. Pourquoi ? Était-ce une coïncidence?" Les insinuations de ces interrogations se passent de tout commentaire. Il n'y a pas de fumée sans feu, semble nous dire Tahar Hmila.
7- Il n'est pas exclu que l'un des objectifs de l'assassinat de Farhat Hachad soit "la prévention du péril rouge" dans une future Tunisie indépendante. Le spectre qui hante la vieille taupe, selon l'expression du Manifeste rédigé par Engels et Marx, apparait lancinant dans les écrits de Camille Aymard cité plus haut. Par ailleurs, le témoignage sur Al-Jazeera d'Antoine Melero auteur du livre la Main Rouge, l'armée secrète de la République, corrobore cette thèse. Selon Melero, l'Etat français voulait conjurer l'accession par Hachad à la présidence d'une Tunisie indépendante, laquelle accession entraînerai un régime socialiste.
8- A l'époque postier de profession, Mahmoud Manaï décédé en octobre 1994, a eu l'ingrate mission, ce 5 décembre 1952, de faire le déplacement à Sousse pour annoncer la triste nouvelle à Mme Hachad.
9- Le pays étant soumis depuis
quelque temps à un couvre-feu, à quoi ajouter les émeutes en tout lieu
déclenchées par l'assassinat de Farhat Hachad, la famille Hachad s'est
vu intimer l'ordre d'enterrer sans cérémonie le martyr dans le jardin de
la maison. En 1955, alors que la Tunisie a acquis l'autonomie interne,
la dépouille a été exhumée et transférée au cimetière Al-Jallaz à Tunis.
C'est au cours de ce transfert que le monde a pu mesurer l'attachement
des Tunisiens au disparu. De Sfax à Tunis le long de la Nationale 1, on a
vu le peuple apothéosant son martyr. Puis au cimetière des funérailles
nationales comparables à celles de Chokri Belaïd, le Hachad de la
révolution tunisienne.
Était-ce une perception extra-sensorielle de sa mort? Un rêve prémonitoire?
Il était 7h30 en ce matin du vendredi 5 décembre 1952, quand, au volant de sa voiture et sous un ciel pluvieux, Farhat Hached s'engageait sur la route reliant Radès à Tunis. Bien que prévenu par les lettres de menace et les articles de journaux appelant à sa liquidation, et qu’il ait pris les mesures jugées nécessaires pour se protéger(1), ce jour-là en quittant le domicile qui l'hébergeait il ne soupçonnait pas qu'une voiture le suivait de près. Ni que la mort le guettait à la sortie de Radès.
Depuis plusieurs semaines, voire des mois, Farhat Hachad se savait pris en filature. Dès le mois d'octobre, les services secrets français, à travers un commando venu spécialement de Paris(2), l'avaient soumis à une surveillance permanente. Le commando collectait toutes les informations concernant ses déplacements, sa résidence, ses contacts. En même temps, à un niveau plus élevé on étudiait divers plans en vue de contrer le danger que représentait cet homme pour les intérêts de la colonisation. On envisageait tantôt son incarcération ou sa mise sous résidence surveillée, tantôt son éloignement du territoire tunisien ou, tout simplement, sa liquidation physique. Cet ultime recours, dès la fin de novembre 52, semble décidé. Il fallait se débarrasser le plus tôt possible de Farhat Hachad, d'autant que le combat de celui-ci n'inquiétait pas seulement la France à l'intérieur du territoire tunisien, mais son impact franchissait les frontières et se répercutait aussi bien sur l'Algérie que sur le Maroc.
Aussi ne s'étonne-t-on pas si, le 28 novembre 1952, Paris -hebdomadaire nord-africain dirigé au Maroc par Camille Aymard (3)- appelait ouvertement au meurtre de Farhat Hachad. D'autres feuilles de chou coloniales, à Tunis comme Alger, ont repris cet appel. «Avec Ferhat Hached et Bourguiba, souligne l'hebdomadaire, nous vous avons présenté deux des principaux coupables. Nous en démasquerons d'autres, s'il est nécessaire, tous les autres, si haut placés soient-ils. Il faut, en effet, en finir avec ce jeu ridicule qui consiste à ne parler que des exécutants, à ne châtier que les « lampistes » du crime, alors que les vrais coupables sont connus et que leurs noms sont sur toutes les lèvres. Oui, il faut en finir, car il y va de la vie des Français, de l'honneur et du prestige de la France. « Si un homme menace de te tuer, frappe-le à la tête » dit un proverbe syrien. C'est là qu'il faut frapper aujourd'hui. Tant que vous n'aurez pas accompli ce geste viril, ce geste libérateur, vous n'aurez pas rempli votre devoir et, devant Dieu qui vous regarde, le sang des innocents retombera sur vous(4). »
Pourquoi fallait-il "frapper à la tête" Farhat Hachad?
En 1952, suite à l'échec des négociations directes entre les gouvernements français et tunisiens, une vague de répressions s'est abattue sur tous les leaders nationalistes. Bourguiba est arrêté, le gouvernement de M'hamed Chenik est destitué, le résident général Jean de Hautecloque interdit toute activité politique et instaure le couvre-feu. Les ratissages confiées à la Légion étrangère n'épargnent aucun militant. Plus de 20 000 personnes sont arrêtées. Et seuls Salah Ben Yousef, chargé d'une mission auprès des Nations-Unies, et Farhat Hachad protégé par la loi sur les libertés syndicales et bénéficiant du soutien de la CISL, ont encore les coudées franches. Dans ce contexte historique précis, on comprend à quel mobile exact répond l'arrêt de mort contre Hachad, couronnant une large vague de répressions. En cette période charnière de l'an 52, l'UGTT et son leader ne sont plus seulement les représentants de la classe ouvrière mais ils sont aussi les véritables acteurs du combat politique, les représentants légitimes du combat nationaliste. Ce sont Hachad et ses camarades qui multiplient des contacts avec l'étranger, dirigent secrètement les groupes d'activistes, ordonnent les attaques armées(5) contre les symboles de la présence coloniale, organisent des grèves largement suivies qui nuisent aux intérêts du patronat colonial. Avec les fellagas disséminés dans les djebels, la centrale syndicale et son chef sont l'ultime épine au pied que la force coloniale œuvre à arracher. D'où l'exécution à la lettre du mot d'ordre colonial pressant, tel qu'on en a vu la ronflante formulation dans la presse de Camille Aymard et ses amis:" frapper à la tête" Farhat Hachad(6).
Dans la nuit du 5 décembre 1952, Hachad logeait chez Abdallah Farhat et Mohamed Erraï qui habitaient la rue de la Poste. Un quartier plutôt moins "arabe" que Bir Tarraz, à moins de cent mètres de la gare. Mustafa Filali et Mohamed Erraï habitent eux aussi dans les parages de cette gare. Il faut souligner ici la convivialité, la générosité surtout de ces hôtes colocataires, tous deux mariés, et vivant dans 4 pièces partagées, et pas avares pour offrir le gîte à d'autres personnes. Dans cet appartement commun, il y avait une chambre pour Mohamed Erraï et sa femme, une autre pour Abdallah Farhat et sa femme, les deux couples n'ayant pas encore d'enfants. Une troisième pièce servait de salon et salle à manger. Et la quatrième a été offerte à Farhat Hachad qui, célibataire en la circonstance, la partageait avec d'éventuels visiteurs venant la plupart du temps du Sahel. Dans sa dernière nuitée chez les Farhat et Erraï, Hachad a partagé cette chambre des invités avec Mahmoud Mannai(7) qui était de passage chez son oncle Abdallah Farhat.
D'habitude, Abdallah Farhat qui n'était pas motorisé accompagnait dans sa voiture Farhat Hachad. Tous les
deux matinaux, ils partaient ensemble, le premier vers son travail, le second vers le siège de l'UGTT à Tunis. Or ce jour-là, le leader syndical dormait toujours quand Abdallah Farhat avait déjà fini son petit-déjeuner. Vraisemblablement, Hachad qui était débordé par ses activités syndicales avait besoin de faire la grasse matinée. Abdallah Farhat n'eut pas le cœur de le réveiller. La gare était à quelques pas. Il a quitté l'appartement et pris le train vers la capitale.
Il plaira à de nombreux détracteurs présomptueux de Bourguiba (dont les Frères Musulmans et leurs amis dans la Troïka qui gouverne aujourd'hui la Tunisie) d'extrapoler au sujet de ce fait précis, tentant d'entacher la mémoire de Bourguiba et celle de Abdallah Farhat. Que n'a-ton entendu comme propos farfelus pour diffamer ces deux hommes, en interprétant ce faussement de compagnie fortuit du 5 décembre comme un indice permettant d'incriminer Bourguiba dans l'assassinat de Hachad(8)! Il va de soi que ces calomniateurs, qui reprennent l'une des versions propagées par les services secrets français en vue d'assurer une couverture à leurs hommes de main, ne savent pas, on le présume fort, que Abdallah Farhat était lui aussi un leader syndicaliste, secrétaire général de la Fédération des PTT en 52, puis trésorier de l'UGTT en 53.
De
même Mustafa Filali le colocataire de Abdallah Farhat. Et puis on
oublie que Bourguiba, au moment des faits et bien avant, était déporté.
On oublie aussi que ce même Bourguiba était dans le collimateur des
assassins de Hachad.
heures un quart, quand
Il devait être sept heures, sept heures un quart, quand Farhat Hachad s'est engouffré dans sa voiture, une Simca 8, sauf erreur d'identification. La journée était froide et il pleuvait par intervalles sur Radès. Comme si l'élément naturel, le ciel en pleurs de cette ville de la banlieue sud de Tunis qui a accueilli Hached, sa femme et leur premier bébé six ans plus tôt, ne pouvait être indifférent à ce qui se tramait contre l'automobiliste quittant la ville. Il était âgé de 32 ans, Hachad, quand, élu à l'unanimité comme premier secrétaire général de l'Union générale tunisienne du travail (UGTT) dont il était le principal fondateur, il avait déménagé de Sfax pour venir s'installer à Radès. C'était afin d'y être à proximité des bureaux de la centrale qui l'a désigné pour la diriger. En 47, alors que le petit Noureddine avait 3 ans, le couple Hached a eu u
http://www.tunivisions.net/47960/235/149/rapport-des-renseignements-francais-avant-son-assassinat-farhat-hached-etait-regulierement-pris-en-filature.html?utm_source=INK&utm_medium=copy&utm_campaign=share&
heures un quart, quand
Il devait être sept heures, sept heures un quart, quand Farhat Hachad s'est engouffré dans sa voiture, une Simca 8, sauf erreur d'identification. La journée était froide et il pleuvait par intervalles sur Radès. Comme si l'élément naturel, le ciel en pleurs de cette ville de la banlieue sud de Tunis qui a accueilli Hached, sa femme et leur premier bébé six ans plus tôt, ne pouvait être indifférent à ce qui se tramait contre l'automobiliste quittant la ville. Il était âgé de 32 ans, Hachad, quand, élu à l'unanimité comme premier secrétaire général de l'Union générale tunisienne du travail (UGTT) dont il était le principal fondateur, il avait déménagé de Sfax pour venir s'installer à Radès. C'était afin d'y être à proximité des bureaux de la centrale qui l'a désigné pour la diriger. En 47, alors que le petit Noureddine avait 3 ans, le couple Hached a eu u
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“située à Bir Tarraz dans la banlieue de Radès”
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“située à Bir Tarraz dans la banlieue de Radès”
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“située à Bir Tarraz dans la banlieue de Radès”
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“située à Bir Tarraz dans la banlieue de Radès”
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“située à Bir Tarraz dans la banlieue de Radès”
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A peine engagé sur la route de Tunis, Farhat Hached entend résonner des rafales de mitraillettes derrière lui. Il s'aperçoit vite que c'est lui qu'on cible par tel feu. Touché et perdant le contrôle du volant, il laisse sa voiture heurter la bordure élevée de la route et caler. Les auteurs de la fusillade ne s'arrêtent pas, prennent aussitôt la fuite, s’éloignant à vive allure.
A ce stade de l'opération, Farhat Hached est sous le choc certes, mais juste blessé à l'épaule et à la main.
L'impact des balles sur sa voiture témoignera cependant de la violence de la fusillade. Vingt-huit balles au moins auraient été tirées sur le véhicule. Avec des "si" on mettrait peut-être la mort en bouteille, dirait-on. Néanmoins, le leader syndical aurait peut-être pu déjouer le plan de ses assassins s'il n'avait pas quitté sa voiture, s'il avait pu flairer que les assassins, les mêmes ou un autre groupe, reviendraient à la charge. Mais parce qu'il était vigoureux, qu'il avait une carrure d'athlète et que la mort voulait lui accorder ce bref sursis pour le prendre debout, Farhat Hached est sorti de la voiture et il a dû marcher un peu. Peut-être a-t-il eu le temps de voir l'impact des balles sur la tôle. Peut-être a-t-il eu le temps de remercier cette tôle qui lui a permis de rester en la circonstance debout.
Toujours est-il qu'en ce moment-là précis, une camionnette s'est arrêtée derrière lui. Et alors que le chauffeur lui proposait de l'emmener à l'hôpital, une deuxième voiture venant en sens inverse s'est arrêtée à sa hauteur. Deux ou trois individus s'étaient saisis de Hachad. Pour le chauffeur de la camionnette, ces "âmes secourables" serviraient mieux que lui le blessé. Ils embarquent Hachad et repartent en flèche. Quelques heures plus tard, on retrouvera Hachad criblé de plusieurs balles à l'abdomen. Et d'une balle à la tempe. Cette fois-ci, la consigne des journaux appelant à "frapper Farhat Hached nommément à la tête" a été pieusement suivie.
Ils ont tué Hachad comme Jaurès chez eux. Comme au pays de Hachad Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi par des fascistes de chez nous. Mais les répercussions de cet assassinat sont telles que Hached mort se révèle tout aussi catalyseur de combat que vivant. C'est la graine qui meurt pour que naisse l'épi. A midi, quand la radio annonce la nouvelle, c'est tout le pays qui se soulève. Le Maroc le suit instantanément avec des émeutes sanglantes faisant 40 morts et des centaines de blessés. L'Algérie ne reste pas à l'écart, qui sera secouée par des troubles durant plusieurs jours. Des manifestations s'improvisent dans plusieurs capitales et villes du monde: le Caire, Damas, Beyrouth, Karachi, Jakarta, Milan, Bruxelles, Stockholm. Des grèves partielles sont décrétées dans de nombreux pays, y compris aux USA. Plusieurs personnalités françaises dénoncent cet assassinat. Et le martyre de Hached devient levier politique grâce auquel le processus d'indépendance sera accéléré.
En guise d'entrée à cet article, nous évoquions un rêve prémonitoire.
Farhat Hachad n'a pas eu droit à des funérailles, ni même à une inhumation dans un cimetière(9). Néanmoins, le lendemain même de son assassinat sa dépouille a été transférée en grande pompe vers la Goulette. Et de là à Kerkenna, ville natale du martyr, sur une corvette de la marine militaire française.
A.Amri
3 décembre 2013
Notes:
1- Il faut remercier ici notre ami Dr Ahmed Manaï à qui je dois un tas d'informations guidant cet article. Il y a un an, sur mon compte Facebook je publiais la première mouture du présent article. Et cet ami a eu l’amabilité de m'éclairer sur certains points, entre autres que feu Hachad, contrairement à ce que j'avançais, a pris des mesures préventives avant son assassinat, qu'il n'habitait plus à Bir Tarraz dans la banlieue de Radès mais, au jour le jour, chez divers amis et que son propre frère feu Mahmoud Manaï était parmi les dernières personnes à avoir côtoyé le martyr. Dr Ahmed Manaï a pu lui-même connaitre de près le martyr, à la faveur de sa parenté avec feu Abdallah Farhat son oncle. C'est à Farhat Hachad que le petit Ahmed Manaï qui fréquentait le kuttab, école coranique, doit sa conversion à l'école publique. Ce même enfant, après les funérailles du martyr, a raccompagné la veuve Oum El-Khir Hachad et ses enfants pour soutenir quelque temps, dans la maison réintégrée à Radès, Noureddine et Naceur.
Dr Ahmed Manaï sur ce même blog:
- La liberté d’expression et la responsabilité de l’intellectuel musulman - Marzouki s'est tu au moment où il devait parler (par Dr Ahmed Manai)
-Blog de l'Institut Tunisien des Relations Internationales
2- C'est ce que révèle un document fourni à Noureddine Hachad par le président français François Hollande lors de sa visite en Tunisie, les 4 et 5 juillet 2013. Dans l'attente de la levée du secret sur ce dossier qui devrait marquer la commémoration du 61e anniversaire de l'assassinat de Hachad, vraisemblablement la Main Rouge, longtemps présentée comme l'auteure de cet assassinat, ne serait qu'une couverture à un crime d’État.
3- Ancien magistrat en Indochine compromis dans l'affaire Stavisky, Camille Aymard a dirigé de nombreux journaux orduriers de l'extrême droite française et publié des livres mettant en garde contre le péril rouge. Dans la perception de ce fasciste et ardent défenseur du colonialisme, le combat du leader syndical tunisien ne pouvait s'inscrire que dans le prolongement de ce péril menaçant la France.
4- Abdelaziz Barrouhi et Ali Mahjoubi, « Justice pour Farhat Hached », Jeune Afrique, 21 mars 2010, p. 48.
5- Dans l'histoire du Mouvement national tunisien, il y a une thèse -répandue surtout chez certains détracteurs du mouvement syndical- qui veut nous persuader du caractère autonome de la guérilla et l'absence de toute coordination avec les chefs du combat politique ou syndical. C'est ce que Lotfi Zitoun déclare dans un documentaire consacré à l'assassinat de Hachad et produit par Al-Jazeera en 2011. Or dans ce même documentaire, Ahmed Ben Salah révèle des messages chiffrés qu'il recevait de Farhat Hachad réclamant "du piment", ce qui signifie -selon les dires de Ben Salah- des actions armées de la part des fellagas.
Bourguiba lui-même, au lendemain de la signature par Robert Schuman (15 décembre 1951) d'un mémorandum affirmant « le caractère définitif du lien qui unit la France à la Tunisie », déclarait das un message en partie adressé aux fellagas que ledit mémorandum ouvrait « une ère de répression et de résistance, avec son cortège inévitable de deuils, de larmes et de rancune ».
6- Tahar Hmila, doyen des membres de la Constituante, est la plus récente illustration à ce propos.
"Farhat Hached, dit-il dans une interview accordée le 23 novembre 2011 à la radio Shems FM, avait l’habitude d’être accompagné sur son chemin vers le syndicat par Abdallah Farhat, sauf le jour de son assassinat. Pourquoi ? Était-ce une coïncidence?" Les insinuations de ces interrogations se passent de tout commentaire. Il n'y a pas de fumée sans feu, semble nous dire Tahar Hmila.
7- Il n'est pas exclu que l'un des objectifs de l'assassinat de Farhat Hachad soit "la prévention du péril rouge" dans une future Tunisie indépendante. Le spectre qui hante la vieille taupe, selon l'expression du Manifeste rédigé par Engels et Marx, apparait lancinant dans les écrits de Camille Aymard cité plus haut. Par ailleurs, le témoignage sur Al-Jazeera d'Antoine Melero auteur du livre la Main Rouge, l'armée secrète de la République, corrobore cette thèse. Selon Melero, l'Etat français voulait conjurer l'accession par Hachad à la présidence d'une Tunisie indépendante, laquelle accession entraînerai un régime socialiste.
8- A l'époque postier de profession, Mahmoud Manaï décédé en octobre 1994, a eu l'ingrate mission, ce 5 décembre 1952, de faire le déplacement à Sousse pour annoncer la triste nouvelle à Mme Hachad.
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