Gene Sharp, l'Américain qui a inspiré les révolutions
arabes ?
Par Zineb Dryef | Rue89 | 06/05/2011 | 18H54
Le vieux chercheur, auteur d'un guide de la lutte non-violente contre les dictatures, aurait eu des lecteurs attentifs en Egypte.
Aucun journaliste ayant rencontré Gene Sharp n'omet de préciser son amour des orchidées, son célibat et sa douceur. A 80 ans, il est l'un de ces universitaires qu'on persiste à qualifier de « méconnu » alors même que des pleines pages lui sont consacrées dans de grands quotidiens internationaux.
Ces derniers mois, c'est sa qualité d'« inspirateur des révolutionnaires arabes » qui lui a valu, entre autres publications, un grand portrait dans le New York Times et un passage sur Al Jazeera.
On raconte que son livre « De la dictature à la démocratie », publié en 1993 à destination des guérilleros en Birmanie, circulait place Tahrir, au Caire. Et qu'avant les Egyptiens, ses lecteurs étaient les révolutionnaires des Balkans, d'Iran et d'Europe de l'Est.
Ce best-seller du Net, disponible gratuitement sur le site de son association Albert Einstein Institution, basée à Boston, a été traduit en 26 langues, dont plusieurs dialectes birmans, l'arabe, le chinois, le biélorusse et le farsi.
198 méthodes d'action non-violente
En 137 pages, Gene Sharp condense ses recherches sur la non-violence politique et propose une sorte de guide pratique de la lutte pacifiste contre les pouvoirs autoritaires. Les chapitres « Faire face avec réalisme aux dictatures », Les dangers de la négociation, « La planification stratégique » ou « Désintégrer la dictature » sont complétés par 198 méthodes d'action non-violente. De la classique manifestation à l'invention de nouveaux symboles.
L'essentiel de la théorie de Gene Sharp repose sur le constat qu'il ne sert à rien de combattre une dictature avec ses propres armes, c'est-à-dire la force. A ce jeu, les résistants seront perdants :
« Nous avons noté que la résistance armée ne frappe pas le point faible des dictatures, mais, au contraire, leur point fort.
En choisissant de concourir dans le domaine des forces armées, avec munitions, armes technologiques, etc. les mouvements de résistance se mettent clairement dans une position désavantageuse. Dans ces domaines, les dictatures pourront presque toujours rassembler des ressources supérieures. »
Certains points rappellent évidemment les révolutions du début de l'année 2011, notamment en Egypte. Ce passage consacré au rôle de l'armée :
« L'armée est l'une des plus importantes sources de pouvoir des dictateurs parce qu'elle peut utiliser ses unités militaires disciplinées et ses armes directement pour attaquer et punir une population désobéissante.
Les stratèges de la défiance politique doivent se souvenir qu'il sera extraordinairement difficile, sinon impossible, de désintégrer la dictature si la police, les fonctionnaires et les forces militaires soutiennent pleinement le régime, en obéissant et en exécutant ses ordres.
Les stratégies visant à réduire la loyauté des forces du dictateur devraient donc être considérées par les stratèges démocrates comme une priorité.
« Un chercheur très pragmatique »
Pour le chercheur Jean Marichez, l'un des fondateurs de l'association L'Ecole de la paix de Grenoble, il ne fait aucun doute que les Egyptiens se sont inspirés des écrits de Gene Sharp, notamment parce que certains leaders du Mouvement du 6-Avril – dont Mohamed Adel –, ont été formés à Canvas (Centre pour l'action et les stratégies non violentes appliquées) à Belgrade.
Ce centre a été crée par les meneurs du mouvement Otpor ! (Résistance) après le départ de Milosevic. Leur symbole – poing levé noir sur fond blanc – était visible sur la place Tahrir, au Caire.
S'il admet vouloir diffuser largement ses idées, Gene Sharp refuse qu'on le voit comme un activiste ou un pacifiste. Il a répété à plusieurs reprises son refus de s'immiscer dans les mouvements de libération et insiste plus que tout sur la « self-liberation ». Un chapitre entier de son livre est consacré aux « sauveurs étrangers » contre lesquels il met en garde :
« Fréquemment, les puissances étrangères tolèrent et même soutiennent une dictature afin de faire avancer leur propre intérêt économique et politique.
Certains iront jusqu'à trahir le peuple opprimé plutôt que de tenir leur promesse d'aider à sa libération, cela afin de poursuivre un autre objectif. »
Gene Sharp est tourné vers la réflexion, souligne Jean Marichez.
« Gene Sharp est un chercheur très pragmatique. Ce qui l'intéresse, ce sont les stratégies de résistance. Ce qu'il écrit devrait être enseigné dans les écoles militaires. »
Une vitrine de la CIA ?
Un militaire à la retraite, Robert Helvey, fait d'ailleurs partie de l'Albert Einstein Institution, fondée par Gene Sharp. Cette petite structure, qui n'emploie que deux à trois personnes, a été accusée d'être une vitrine de la CIA par le président vénézuélien Hugo Chavez, les pouvoirs syriens et iraniens et Thierry Meyssan, adepte du complot et fondateur du réseau Voltaire.
En 2008, la propagande iranienne avait ainsi imaginé faire circuler cette vidéo où l'on voit John McCain, George Soros, Bill Smith et Gene Sharp, présenté comme un agent de la CIA, comploter contre l'Iran. (Voir la vidéo, en farsi, sous titré en anglais.)
Robert Helvey répond vertement à ces accusations dans le documentaire qui est consacré au penseur, « Comment démarrer une révolution ». (Voir la vidéo, en anglais)
Au Caire, beaucoup contestent son influence, rappelant que la révolution a d'abord été nationale. Gene Sharp répond lui-même, dans le New York Times :
« C'est le peuple égyptien qui l'a fait. Pas moi. »
http://www.rue89.com/2011/05/06/gene-sharp-lamericain-qui-a-inspire-les-revolutions-arabes-202640/
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