Décryptage fantaisiste de l’actualité
par Safwane Grira: 18-08-2011
La Justice tunisienne a parlé, et elle a rendu un verdict sans appel. Elle confirme ainsi la censure des sites pornos. Une semaine après la fuite de Saïda Agrebi, de la relaxe de Béchir Taccari, voilà enfin ce qui pourrait redorer le blason de notre justice nationale ! Le sang des martyrs de la Révolution s’en trouve du coup vengé, et eux mêmes dans leurs tombeaux apaisés.
Néanmoins ce qui m’intrigue par dessus tout, c’est que je n’ai pas entendu les Femmes Démocrates, d’habitude si promptes à défendre l’atteinte à l’intégrité physique et psychologique des femmes, joindre leur voix à celle de la Cour d’Appel de Tunis, ne serait-ce que du bout des lèvres. Alors, vu que l’objectif des sites porno n’est pas vraiment celui d’exalter les vertus morales des femmes encore moins de promouvoir la condition féminine, je me permettrais ici d’imaginer la réaction qu’aurait eue l’Association Tunisienne des Femmes démocrates, dont le mutisme ne s’expliquerait que par le simple et innocent oubli ou que, prises sans doute dans les méandres du combat qu’elles mènent sans relâche contre l’obscurantisme, il ne leur soit pas resté beaucoup de vigueur à consacrer à la dénonciation de cet énième affront contre la cause féminine.
Nul doute que les femmes démocrates se seraient insurgées contre la tentative de légaliser les sites pornos, de la même manière qu’elles n’ont de cesse de dénoncer cet obscur voile intégral qu’elles ne sauraient voir. Nul doute que les femmes démocrates auraient condamné cette infamie intentée à l’encontre de la femme tunisienne, car les Femmes Démocrates sont de tous les combats pour la liberté de la femme, et luttent contre son asservissement, avec panache…et ne perdent jamais le sens du rythme
Gageons donc qu’il ne s’agit là que d’un simple oubli. Quiconque serait tenté d’y voir autre chose ou pire encore de les imaginer avoir une position favorable à la légalisation des sites pornos, ne serait animés que des plus viles intentions !
Mais revenons à ce qui nous occupe. Cette décision, anodine dans sa portée, rendue à ce moment précis, évoque l’un des maux qui semblent ronger la justice tunisienne. Trois vicissitudes semblent en effet à l’origine d’un dysfonctionnement qui estompe le sceau de la Justice tunisienne: La corruption, les dissensions internes ainsi que des problèmes d’organisation interne.
Une justice corrompue ?
La corruption de la Justice Tunisienne était un fait avéré sous Ben Ali. Une corruption à deux volets, vénal et politique. Cette justice bancale, rendue au nom du Peuple et à l’encontre de ses propres intérêts, perdure malheureusement dans une certaine mesure.
« Dans une certaine mesure » car il s’agit ici de relativiser les choses : l’appareil judiciaire tunisien n’était, n’est et ne sera pas corrompu dans son ensemble, ni même dans sa grande majorité. La corruption ne gangrène à ce jour qu’une petite partie de magistrats tunisiens, d’autant que certains d’entre eux, connus pour leurs accointances douteuses avec l’ancien régime, ont vu très tôt s’engager à leur encontre des mesures disciplinaires pour être ensuite écartés, parfois manu militari. Des dysfonctionnements perdurent cependant, et il serait bien de reconnatre qu'ils ne sont pas imputables uniquement à cette mauvaise herbe. Ainsi, dans l’affaire dite de "l’Aéroport de Carthage", si le Général Soriati a écopé d’un non-lieu, ce n’est probablement pas en raison de la corruption du juge ou de la malveillance de ses assesseurs. Il y aurait eu le Juge Yahyaoui lui-même (vu qu’on le prend souvent, à juste titre sans doute, pour exemple de probité) ; il n’aurait pas pu le grever de plus que cela.
Avec condescendance, le Premier Ministre Béji Caid Essebsi a accepté aujourd’hui de recevoir finalement de la part des syndicats des juges la liste complète de ceux à qui ont été reprochés des faits n’honorant pas la profession. Il s’agit certainement d’une très bonne décision, car si le Premier Ministre est tellement pris par tant de choses ainsi qu’il aime à répéter à loisir, et s’il consent par ailleurs à reconnaître, dans ses moments de piété et versets coraniques à l’appui qu’il n’est pas omniscient, pourquoi avoir tant tardé à recueillir ou solliciter le témoignage de ceux qui sont à l’intérieur même du système et en connaissent mieux que quiconque les faiblesses et les vertus ?
Accès de libéralité ou emballement démocratique ? Point du tout, mais uniquement la pression populaire qui fait entrevoir les compromis aux plus intransigeants et lâcher du lest aux plus récalcitrants. Car, certainement l'exécutif en place a tout intérêt à maintenir, dans une certaine mesure, l’institution judiciaire sous sa coupe. Il s’emploie à y favoriser les dissensions afin de mieux dominer.
Des dissensions internes:
Les maux de la justice tunisienne viennent ainsi également de l’intérieur. Des dissensions internes que l’Exécutif met en musique par moments afin de mieux étendre son hégémonie. L’existence au sein de la magistrature de deux syndicats (Le syndicat des Juges tunisiens qui vient ainsi concurrencer la sœur aînée l’Association des Juges Tunisiens) et les débats qui les rongent sans cesse ne contribueront certainement pas à apporter plus de crédit aux diverses revendications de l'institution et «libérer » la profession.
Des problèmes d'organisation interne:
Des problèmes d’organisation interne, récurrents avant et aggravés aujourd’hui, subsistent et empêchent la justice d’être rendue dans les meilleures conditions. L’inflation des dossiers, la déflation des effectifs et une procédure empreinte de chicane. Un mélange qui crée un contexte de débordement, lequel se conjuguant à l’instabilité politique et aux attaques ciblées que doivent essuyer quotidiennement les magistrats ne crée sans doute pas un contexte favorable à un processus sage et réfléchi de prise des décisions. Autant de raisons qui font par exemple que l’on n’aborde pas avec la priorité exigée les affaires qui constituent le nœud même du processus de sanction des symboles de l’Ancien Régime. Dans « l’Affaire de l’Aéroport de Carthage », les faits reprochés au prévenu Soriati sont d’un ridicule tel qu’on ne peut sérieusement l’imaginer faire l’objet d’une condamnation. Mais était-il opportun justement que la première affaire concernant Ali Soriati, dont la médiatisation était assez significative tant sa fonction et son parcours s’étaient caractérisés par une proximité réelle avec l’ancien chef de l’Etat, soit justement celle dont les chances d'aboutissement (entendez condamnation) soient les plus infimes ? Pareille maladresse a ainsi donné lieu aux retours malheureux que l’on sait chez l’opinion publique, très peu instruite sur les détails de la procédure et encore moins sensible à la nécessité ,instinctive chez le juge, d’évacuer une affaire sitôt ses premiers éléments d’enquête réunis. Mais davantage qu’une simple maladresse, il s’agit surtout d’un état d’esprit. Il révèle une certaine conception de la Magistrature qui veut que le Magistrat soit insensible à ce qui se raconte dans la rue ou se trame dans les coulisses. D’où la question de savoir si les Magistrats ne seraient pas réduits désormais à « faire de la politique », en prenant préalablement connaissance du sentiment populaire et en prélevant la température de la rue, avant d’ouvrir une instruction et d’engager l’action publique ?
Quitte à choquer les tenants d’une Magistrature austère et inflexible, et à condition que l’on respecte un certain nombre de préalables nécessaires, il s’agit d’une hypothèse très concevable.
Tant que le jugement prononcé in fine n’est pas biaisé par l’effervescence populaire et qu’il n’est rendu que sur la base d’éléments objectifs et suivant l’appréciation souveraine des juges du fond, on peut ne pas voir d’inconvénient à pareille démarche.
D’ailleurs, la priorité accordée aux affaires susceptibles de se solder par une condamnation ne traduira-t-elle pas que l'empressement de rendre justice ce qui constitue, disons le tout de suite, la mission même du Magistrat ?
Le noeud gordien
Faut-il pour autant que le juge franchisse le pas qui le sépare du procès pleinement politique ? Une partie du malaise que l'on vit aujourd'hui tient au fait qu'à certains barons du régime de Ben Ali l'on ne peut imputer davantage qu'une responsabilité purement politique. Ou que ceux-ci aient été intègres sur le plan financier, ou que rien ne puisse leur être reproché formellement pour manque de preuves. Le dilemme entre les relâcher car juridiquement innoncents pour encourir ensuite le courroux du peuple, et les faire condamner sans fondement juridique, faute de texte organisant les modalités de la responsabilité politique, pourrait être tranché moyennant une loi rétroactive. C'est notamment ce qui s'est passé en France à la Libération avec les ordonnances du GPRF relatives à l'épuration, adoptées entre 1943 et 1945. Est-il opportun d'en faire de même dans la Tunisie post-révolutionnaire ? Quels pourraient être les contours d'un tel texte ? Pourrait-on garantir qu'il puisse s'appliquer sans discrimination et qu'il ne fonctionne pas selon la logique que l'on voit aujourd'hui où le système sacrifie ses maillons faibles pour pouvoir se regénérer par la suite ? Nous y consacrerons davantage de développements dans un prochain article.
Mohamed Safwene Grira
Journaliste, Juriste
safwene@msn.com
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