L'Arabie saoudite veut
endiguer le phénomène djihadiste en Syrie
Le Monde.fr
| 06.02.2014 à 15h45 • Mis à jour le 06.02.2014 à 16h13 | Par Benjamin Barthe
La scène se
déroule mi-janvier sur le plateau de l'émission « Huit heures du
soir », l'un des talk shows préférés des Saoudiens, diffusé sur la chaîne
MBC. Au cours d'un débat consacré à la Syrie, le maître de cérémonie, Daoud Al-Shiryan,
hausse subitement le ton contre les prêcheurs qui appellent au djihad
anti-Assad sur les réseaux sociaux. Ces « héros de Twitter »,
comme il les surnomme, qui fanatisent la jeunesse du pays et l'envoie se faire tuer en Syrie, tout en restant tranquillement
chez eux. « La société doit vous juger, menace Al-Shiryan. Vous avez trompé
nos enfants. Vous vous en êtes tirés en Afghanistan,
vous vous en êtes tirés en Irak, mais pour la Syrie, pas question que ça se
passe comme ça ! »
Rapporté sur son blog par le chercheur Yves
Gonzalez-Quijano et abondamment commenté dans les médias arabes, ce « coup de gueule »
a préparé le terrain à un durcissement de la politique du royaume contre les filières djihadistes. En
vertu d'un décret royal publié lundi 3 février, soit deux semaines après la
sortie de l'animateur, tout citoyen qui participe à un conflit à l'extérieur
des frontières du pays s'expose désormais à des peines allant de trois à vingt
ans de prison.
Ce texte
vise à dissuader les jeunes Saoudiens de s'enrôler dans les rangs du Front Al-Nosra ou de
l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), deux organisations apparentées à
Al-Qaïda, très bien implantées dans les zones contrôlées par la rébellion
anti-Assad.
« EN
PREMIÈRE LIGNE »
Cédant aux
harangues de certains boutefeux islamistes, comme Salman Al-Awda et Sa'ad
Al-Awaji, qui présentent le conflit en Syrie comme une lutte de l'oumma
(communauté) sunnite contre l'ennemi héréditaire chiite (la communauté
alaouite, dont est issu le clan Assad, est une secte dissidente du chiisme),
près de 1 200 ressortissants du royaume, selon les chiffres
officiels, auraient déjà rejoint le champ de bataille.
Comme les
pays de l'Union européenne, également affectés par ce
phénomène, la monarchie saoudienne redoute que ces nouveaux djihadistes ne se
retournent contre elle à leur retour de Syrie. Personne dans le royaume n'a
oublié la sanglante vague d'attentats commis entre 2003 et 2006 par des émules
d'Al-Qaïda, revenus pour certains du bourbier irakien, et la guerre acharnée
que leur livra le prince Mohamed Ben Nayef, alors chef de l'anti-terrorisme,
nommé ministre de l'intérieur en 2012.
« Les
Saoudiens se savent en première ligne, souligne un diplomate européen. Ils sont beaucoup
plus sensibilisés à cette menace que nous car ils y ont été confrontés dans un
passé récent. »
Bien que
farouchement hostile à Bachar Al-Assad, Riyad s'est toujours méfié des groupes armés
syriens les plus radicaux, même si, comme le Front Al-Nosra, ils démontrent une
grande efficacité au combat. Contrairement à leurs homologues du Qatar
et de la Turquie,
qui n'ont pas été toujours aussi scrupuleux, les services
secrets du royaume se sont efforcés de canaliser leur aide
vers l'Armée
libre syrienne (ASL), la branche modérée de l'insurrection.
Ces derniers
mois, les autorités saoudiennes ont également accru leur surveillance des
mosquées, de manière à éviter que les sermons du vendredi ne dégénèrent
en appels à la mobilisation générale. Le pouvoir a refusé de commenter les informations de la presse locale
selon laquelle une vingtaine de prédicateurs ont été limogés ou suspendus de
leurs fonctions. Un profil bas qui s'explique par la volonté de ménager les susceptibilités du clergé wahhabite,
la doctrine ultra-rigoriste en vigueur dans le royaume, dont les chefs de file
constituent un pouvoir à part, avec lequel la maison des Séoud
est obligée de composer.
Le roi était
d'autant plus enclin à la prudence que son soutien ostentatoire au coup d'Etat
des militaires égyptiens contre Mohamed Morsi, le président issu des Frères
musulmans, a suscité des critiques dans certains milieux religieux. Mais
maintenant que les unités de l'ASL ont déclaré la guerre aux combattants de
l'EIIL, ces précautions ne semblent plus de mise.
« RUINE »
Une grande
campagne de prévention publique s'est mise en place, à laquelle les médias
officiels participent activement. Du grand mufti aux membres de la Shoura,
l'assemblée consultative, la plupart des dignitaires du pays ont applaudi le
décret royal. « Ce qui attend nos jeunes en Syrie, ce n'est pas le
martyre, mais la ruine », a même prévenu le chef de la Moutawa, la police
religieuse, bras armé de l'aile la plus fondamentaliste du régime.
Outre la
crainte de l'effet boomerang, cette inflexion s'explique par des considérations
diplomatiques. Alors que l'opposition syrienne joue sa crédibilité dans les
négociations de Genève, dont le deuxième round doit commencer lundi, l'Arabie
saoudite, son principal allié, se devait de soigner son profil. Face aux pays occidentaux,
qui redoutent de plus en plus un noyautage de la rebellion par les islamistes
radicaux – un épouvantail agité par Bachar Al-Assad –, le roi Abdallah a
intérêt à lever toute ambiguïté sur son positionnement.
Le calcul
vaut surtout vis à vis des Etats-Unis, dont le président Barack
Obama est attendu à Riyad à la fin du mois de mars. Déçu par son
renoncement à intervenir militairement contre Damas, choqué par
son rapprochement avec l'Iran, l'Arabie saoudite veut éviter à tout prix que son allié américain
ne se désengage définitivement du dossier syrien.
Benjamin Barthe
Journaliste au Monde
Journaliste au Monde
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