Antifascisme et luttes de l’immigration et des banlieues : parallèles et paradoxes
« En
vérité, y a-t-il donc une différence entre un racisme et un autre ? Ne
retrouve-t-on pas la même chute, la même faillite de l'homme ? »
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs.
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs.
Le fascisme tue.
Le racisme est tout aussi meurtrier.
Et pourtant…
« [Clément] a été tué comme pourraient l’être les non-blanc-he-s, les immigré-e-s, indigènes, musulman-e-s, qui sont l’objet du racisme le plus décomplexé. Sa mort émeut l’opinion comme rarement la mort des victimes non-blanc-he-s des crimes policiers, des ratonnades et autres assassinats racistes ont ému l’opinion. Malgré le poids de la douleur, nous ne pouvons pas l’ignorer[1]. »
Ces lignes évoquent bien l’énorme décalage existant entre l’ampleur des mobilisations consécutives au meurtre de Clément Méric, et celles bien plus modestes qui entourent d’habitude les victimes des crimes racistes, policiers et pénitentiaires.
Clément
Méric était un étudiant blanc de Sciences Po, et un militant
antifasciste. C’est sans doute cet engagement qui a provoqué un tel
déchainement de violence de la part de son agresseur. En réponse, les
proches de Clément Méric ont insisté sur sa qualité de militant
antifasciste. Cette appartenance a provoqué l’émoi et la mobilisation de
la plupart des mouvements, organisations et sympathisants de gauche.
Beaucoup y ont reconnu l’un des leurs. Certains l’ont exprimé sans
ambages :
« Lorsque j’ai appris, hier soir, la nouvelle, j’ai cru tout d’abord que je te connaissais. Ce n’était pas le cas. Je t’ai pris pour un autre.Mais plus j’y réfléchis, et plus je me dis que oui, je te connaissais. Même si nous ne nous sommes jamais rencontrés. Même si, jusqu’à hier soir, j’ignorais ton existence. Oui, je te connais. Tu es mon camarade. Tu es notre camarade.Et ils t’ont tué. Ils ont tué l’un des nôtres[2]. »
A
la lecture de ces quelques lignes, il est difficile de nier que le
clivage racial, qui structure l’ensemble de la société et traverse les
organisations et collectifs de gauche, n’a pas joué un rôle décisif dans
ce positionnement. La gauche sociale et politique a reconnu en Clément
Méric l’un des siens, à tous points de vue.
La mobilisation, d’ampleur, n’est pourtant pas finie. Une grande manifestation nationale « Le fascisme tue. Ensemble, combattons-le ! »
est prévue pour le dimanche 23 juin 2013. Elle est signée par la
plupart des organisations de la gauche française, et par de nombreux
collectifs antifascistes. Figure aussi, parmi les signataires, SOS
Racisme, une organisation fossoyeuse de nombreuses luttes de
l’immigration et des banlieues depuis les années 1980. Toutes ces
organisations ont participé aux réunions préparatoires de la
manifestation. L’idée a été émise d’inviter les collectifs qui luttent
contre l'islamophobie ou contre les brutalités et crimes policiers, à
faire partie du cortège de tête, mené par des collectifs antifascistes.
Cette
invitation est-elle autre chose que de la cosmétique militante ? Une
façon de mettre un peu de couleur dans un cortège qui risque fort d’être
désespérément blanc ? Car les organisateurs savent bien qu’une
manifestation « unitaire » contre l’extrême-droite, qui ne réunit que
des Blanc-he-s, manquera cruellement de crédibilité en termes de lutte
contre le racisme.
Mais
si les partis, groupes et autres collectifs signataires de cet appel
souhaitaient réellement soutenir les collectifs qui luttent contre le
racisme, y compris contre celui que déchaine dans les banlieues l’Etat à
travers ses forces répressives, il y aurait d’autres choses à faire
qu’une invitation symbolique à venir manifester dans l’espace politique
de la gauche.
En
effet, si l’invitation de ces organisations est sincère, alors nous les
appelons à venir soutenir sur le terrain les collectifs qui luttent
contre l’arbitraire du pouvoir d’Etat. Nous les invitons à venir
soutenir sur la durée les familles de victimes des crimes racistes, qui
mènent dans l’isolement un long et couteux combat pour la justice et la
vérité.
Nous
savons pourtant que cette invitation restera lettre morte. Non par
pessimisme ou par un catastrophisme sans doute assez mal venu en cette
période où tout le monde appelle au combat contre l’hydre fasciste. Nous
ne sommes pas nés de la dernière manifestation. Nous savons
pertinemment que parmi les organisations signataires, certaines œuvrent
contre nous dans les combats que nous menons. Nous en avons fait
l’expérience à maintes reprises.
Comment
croire, en effet, en la volonté de lutter contre le racisme affichée
par des organisations et des collectifs qui comptent dans leurs rangs si
peu de musulman-e-s, d’immigré-e-s, d’habitant-e-s des banlieues ?
Comment
croire en la volonté de lutter contre le racisme affichée par des
organisations et des collectifs qui refusent en leur sein
(statutairement ou dans les faits) des femmes qui affichent clairement
leur appartenance à l’islam ?
Comment
croire en la volonté de lutter contre le racisme affichée par des
organisations et des collectifs qui ont soutenu le vote de lois racistes
et islamophobes, comme celle du 15 mars 2004 sur l’interdiction du hijab à l’école, ou celle du 14 septembre 2010 interdisant le port du niqab dans l’espace public ?
Comment
croire en la volonté de lutter contre le racisme affichée par des
organisations et des collectifs, alors que certaines militent activement
pour l’extension de ces législations islamophobes en cherchant,
notamment, à empêcher les musulmanes portant le hijab de travailler ?
Comment
croire, encore, en la volonté de lutter contre le racisme affichée par
des organisations qui font tout leur possible depuis des dizaines
d’années pour invisibiliser les luttes de l’immigration et des
banlieues, dès lors que ces luttes souhaitent rester à bonne distance de
la gauche blanche et de son paternalisme ?
Enfin,
comment croire en la volonté de lutter contre le racisme affichée par
des organisations et des collectifs qui refusent toute référence faite à
l’islam par des militants pour qui la religion musulmane constitue
pourtant un puissant levier dans leur engagement politique et social ?
Oui, comment croire…
Comme dit le hadith : « Le croyant ne peut être mordu deux fois à partir du même trou de serpent.[3] »
Les
décalages existant entre le combat antifasciste et les luttes de
l’immigration et des banlieues nous empêchent de croire naïvement à une
soudaine « convergence des luttes », à un possible « front unique »,
synonyme à nos yeux de confusion des esprits et de déni de la réalité.
Car le
racisme ne peut pas être réduit au fascisme et à l’extrême droite. Il
existe bel et bien dans des organisations et des collectifs qui n’ont
rien de « fascistes », ou qui s’affirment même ouvertement
« antiracistes » ou « antifascistes ».
Pour paraphraser l’adresse de Fanon à Octave Mannoni[4],
nous pouvons alors dire que si nous ne voulons nullement enfler le
monde de nos problèmes, nous voudrions tout bonnement demander à la
gauche si elle ne pense pas que pour nous, les différences entre le
racisme de cette gauche et celui de l’extrême-droite sont impalpables ?
Y
a-t-il, en effet, une si grande différence entre le racisme qui préside
à l’exclusion de femmes voilées d’organisations politiques, de l’école
ou des entreprises, et le racisme qui préside à l’interpellation ou à
l’agression de ces mêmes femmes musulmanes, comme ce fut tout récemment
le cas à Argenteuil ? Ne retrouve-t-on pas, à chaque fois, « la même faillite, la même chute de l’homme ? »
Pour autant, nous ne pouvons mettre tout le monde dans le même sac raciste. Nous avons déjà eu l’occasion de dire que si « l’anticolonialisme et l’antifascisme sont deux combats distincts », « ils
peuvent se rejoindre par moments, comme lors du combat d’Omar
al-Mokhtar (1862-1931) contre la colonisation italienne de la Lybie dans
les années vingt[5] ».
Plus
près de nous et de manière plus modeste, à Saint-Etienne en mai
dernier, des militants de collectifs antifascistes ont accueilli et mis à
la disposition de membres du Collectif Vérité & Justice pour Jamal
leur espace autogéré (La Gueule Noire) pour débattre notamment
des mobilisations à Gennevilliers, des questions carcérales et de
l’auto-organisation des Noir-e-s et des Arabes. Un concert s’est tenu
dans la foulée et la recette a été versée au Collectif Vérité &
Justice pour Jamal. Un exemple parmi d’autres de travail en commun, sans
paternalisme ni évacuation de la question raciale.
Historiquement, pourtant, la jonction entre l’anticolonialisme et l’antifascisme se fait systématiquement « au détriment des colonisés, lorsque l’anticolonialisme est soumis à l’agenda occidentalocentriste de l’antifascisme européen[6]. »
C’est précisément ce qui se passe aujourd’hui dans la grande mobilisation antifasciste consécutive au meurtre de Clément Méric. Nous voyons fleurir un peu partout des « No pasaran !
». Prononcé par Dolores Ibárruri Gómez, ce slogan était celui des
républicains espagnols résistant aux assauts des troupes franquistes. Il
symbolise, depuis la guerre civile espagnole, la lutte antifasciste.
Mais
d'un point de vue anticolonialiste, que représente-t-il ? Pas grand
chose. La République espagnole était une république coloniale. Elle
occupait une partie du Maroc et elle a toujours refusé toute concession
sur cette question. Nos prédécesseurs de l’Etoile Nord Africaine ne s’y
trompaient pas en refusant de partir mourir pour défendre une république
coloniale, alors même que leurs pays – le Tunisie, l’Algérie et le
Maroc – étaient occupés.
Aujourd’hui,
les mêmes perspectives occidentalocentristes s’expriment et s’écrivent.
Le texte d’appel à la manifestation du 23 juin 2013[7]
ne fait nulle mention de l’« islamophobie », ce terme qui n'existe pas
pour la majorité des organisations signataires. D’ailleurs, parmi elles,
ne figure aucune organisation musulmane ou de lutte contre
l'islamophobie, ni même aucune organisation significative de
l'immigration ou des banlieues. Pas une référence aux agressions
racistes et islamophobes, ni évidemment au racisme institutionnel et aux
lois racistes et islamophobes, que certaines organisations signataires
ont soutenu.
Dernièrement,
la Ligue de Défense Juive (LDJ) a revendiqué l’agression à Saint-Mandé
(94) d’un jeune homme prénommé Mounir, qui est tombé dans le coma suite
aux coups qui lui ont été assénés. Des musulmanes portant le hijab se sont faites agresser à Argenteuil le 20 mai et le 13 juin 2013. Une autre femme musulmane portant le niqab a été interpellée et violentée par la police dans cette même ville. Sans parler, pour les dernières années, des victimes de l'ordre social raciste, que sont Yassin Aibeche, Lahoucine Aït Omghar, Abdelhakim Ajimi, Zyed Benna, Mohammed Ben Maamar, Amine Bentounsi, Lamine Dieng, Wissam El Yamni, Jamal Ghermaoui, El Mahjoub Gmili, Nabil Mabtoul, Youcef Mahdi, Mahamadou Marega, Sofiane Mostefaoui, Lakhamy Samoura, Tina Sebaa, Moushin Sehhouli, Abou Bakari Tandia, Bouna Traoré, Ali Ziri…
Nous
pourrions continuer longtemps à égrener la liste de ces victimes, pour
lesquelles la mobilisation n’a jamais atteint celle qui prévaut
aujourd’hui pour Clément Méric.
Dans
cette situation, que peut bien signifier l’invitation évoquée plus haut
faite à certains collectifs qui luttent contre l'islamophobie ou contre
les brutalités et crimes policiers, d'intégrer le cortège de tête de la
manifestation ?
Va-t-on
trimballer les musulman-e-s, les Noir-e-s et les Arabes, au gré de
l’agenda militant de la gauche, tout en ignorant le reste de l’année les
luttes de ces mêmes musulman-e-s, Noir-e-s et Arabes, jugées non
conformes à la praxis de cette gauche, qu’elle soit social-démocrate,
marxiste ou libertaire ?
« En pays colonial, disait-on, il y a entre le peuple colonisé et la classe ouvrière du pays colonialiste une communauté d’intérêts. L’histoire des guerres de libération menées par les peuples colonisés est l’histoire de la non-vérification de cette thèse[8]. »
De
même que l’histoire des luttes de l’immigration et des banlieues, avec
son lot de récupérations, de diabolisations et d’invisibilisations, est
celle de la non-vérification de la communauté de vues et d’intérêts
entre la gauche et les immigrés.
C’est
ce que nous apprennent, depuis l’Etoile Nord Africaine en passant par
le Mouvement des Travailleurs Arabes (MTA) et les Marches des années
1980, près de quatre-vingt-dix années de combats menés par nos ainés, et
que nous essayons de poursuivre modestement.
Alors, oui.
Le fascisme tue.
Le racisme est tout aussi meurtrier.
Et pourtant…
Rafik Chekkat & Youssef Girard, le 17 juin 2013.
[3] Rapporté par al-Boukhari.
[4] « Nous
ne voulons nullement enfler le monde de nos problèmes, mais nous
voudrions bonnement demander à M. Mannoni s'il ne pense pas que pour un
Juif les différences entre l'antisémitisme de Maurras et celui de
Goebbels sont impalpables », in Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, 1952, p. 69.
[5] Youssef Girard, « Éradiquer les « fascistes basanés » : la gauche et la répression (post)coloniale », etatdexception.net.
[6] Ibid. La conclusion du texte,que rend tristement d’actualité le meurtre de Clément Méric, rappelle que « Les
colonisés et les postcolonisés possèdent leur propre agenda politique,
qui diffère nécessairement de celui des antifascistes. Les libertés
démocratiques défendues par ces derniers furent toujours des droits
centripètes, s’appliquant aux seuls occidentaux. De ce fait, la
libération des postcolonisés ne peut nullement passer par la défense
d’une « démocratie » républicaine, qui a toujours légitimé leur
subordination à un système racialement hiérarchisé. »
[8] Frantz Fanon, « Les intellectuels et les démocrates français devant la question algérienne », El Moudjahid, décembre 1957, in Pour une révolution africaine, Paris, Ed. La Découverte, 2001, p. 91.
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