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Sunday, March 25, 2012

Tunisie: Direction Ghar el Melh

Tunisie : douceur de vivre au bord du précipice

Thierry Brésillon
Journaliste
Publié le 24/03/2012 à 03h19

Petit matin à Ghar el Melh (Thierry Brésillon)
La Tunisie paie cher d'avoir crevé l'écran de cartes postales derrière lequel le peuple s'enlisait dans le mensonge et la suspicion, la misère et la médiocrité. Comme elle paie cher cette révolution sans projet, sans repères.
Il lui faut assumer sans thérapeute un gigantesque retour du refoulé, affronter les démons enfermés et les débats interdits. L'économie sinistrée, les sit-ins des intérimaires exploités et des chômeurs sans perspective, la surenchère identitaire et religieuse, la réémergence du jihadisme…
L'air est saturé de désillusion, de peur et, il faut bien le dire, de haines réciproques. Le moindre incident est surinvesti de passions, comme dans l'affaire du drapeau de la Manouba. De petits entrepreneurs identitaires en mal d'audience s'invitent pour hypnotiser une société déboussolée. Des signaux indéchiffrables, comme cette étoile de David peinte dans une mosquée de Tunis, le Coran profané à Ben Guerdane, ou l'assassinat d'un imam tablighi, laissent deviner des manœuvres occultes…
On perçoit comme les grondements sourds d'un iceberg prêt à se fendre, d'un volcan prêt à exploser. Douleurs de l'enfantement ? Recherche laborieuse d'un nouveau consensus ? Ou bien lent glissement vers une déchirure ? Jusqu'ici, tout va bien… mais est-ce l'envol ou la chute ?

Direction Ghar el Melh

A contre-courant du flot des nouvelles affligeantes et des polémiques stériles, il me prend l'envie d'écrire sur la douceur de vivre que peut encore offrir la Tunisie. Je ne parle pas des effluves sirupeux du tourisme de jasmin que l'industrie hôtelière a vendus à prix discount à des touristes pressés, pas des thés à la menthe versés au bord d'une piscine par un serveur déguisé. Je veux parler de ces moments de plénitude qu'il faut arracher au désordre organisé grâce auquel le pays fonctionne tant bien que mal.
Après deux semaines enfermé dans un bunker, un bol d'air marin s'imposait : objectif Ghar el Melh (le grotte du sel), un petit village de pêcheurs à une heure de Tunis.
Se rendre à 6 heures du matin à la station de « louage » (les taxis collectifs) de Bab Saadoun et interroger les chauffeurs sur le prochain départ.
« Ghar el Melh ? Non pas de taxi pour y aller. Il faut en prendre un en direction de Ras Jebel et descendre avant. »
Sur la route... (Thierry Brésillon)
A 7 heures du matin, se laisser déposer à un embranchement en pleine nature dans l'attente d'un autre taxi.
Et finalement avancer, doublé par les les vélomoteurs et les charrettes tirées par les mules, guidé par un autochtone plutôt taciturne de prime abord et finalement loquace, avant de trouver enfin le taxi pour finir le trajet.
On se dit que le hasard, le meilleur ami du voyageur, semble de notre côté.

Instant de grâce

Ghar el Melh (Thierry Brésillon)
Première récompense de la journée : découvrir la petite anse du vieux port, protégé par une jetée ottomane, baigné de la lumière du soleil levant. Au mouillage, de petites barques de pêche multicolores.
Le café sur le quai ouvre tout juste ses portes. S'installer face à la mer pour regarder les bateaux de pêche entrer et sortir. Juste à côté, un groupe de jeunes musiciens entame une impro de blues avec guitares et harmonica… Instant de grâce à siroter.
L'artilleur... (Thierry Brésillon)
Un vieux vendeur de cornichons marinés, une belle gueule burinée, me donne un cours d'artillerie et se proclame « enfant de la France ». Charme douteux de la nostalgie coloniale !
« Les Tunisiens sont des voleurs ! Ils m'ont pris ma terre. »
Un Tunisois de passage corrige :
« Rien n'appartient aux gens d'ici. Ils ont exploité les surfaces gagnées sur la mer sans titre foncier. »
Sous les arcades, un mécanicien dans un fauteuil club veille sur un atelier de maintenance pour les bateaux au milieu d'un fatras de ferrailleur. Moteur rouge et porte bleue. Des familles s'offrent un petit tour en bateau...

Poissons grillés chez Saddour

L'heure passe, le soleil monte, l'appétit vient. Un ami m'a parlé d'un petit restaurant en direction de la plage. A 6 ou 7 kilomètres. Une bonne heure de marche donc. Parions encore sur la chance qui semble sourire ce matin. Il ne faut pas plus de 10 minutes de marche avant qu'une conductrice nous propose de nous déposer.
Table avec vue... (Thierry Brésillon)
Le long de la route, une petite terrasse sur pilotis face à la mer, vide, avec vue sur le port de l'autre côté de la baie. Le serveur est jovial et son plateau de poissons à l'œil vif et à l'écaille brillante, sent le frais. Sous les parasols, presque les pieds dans l'eau, une daurade, une sole, un loup et un rouget grillés, autant dire un repas de roi. Notez sur votre carnet de voyage : Chez Saddour.
On me pardonnera, j'espère, cette parenthèse d'insouciance. De zapper la énième manif qui va sauver la démocratie, les énième meeting pour demander l'inscription de la Charia dans la Constitution. D'oublier toutes les ignominies commises au nom de Dieu. De savourer la douceur de vivre au bord du précipice.
La Tunisie de l'intérieur n'est pas aménagée pour les touristes, canalisés jusqu'alors dans les circuits balisés du all inclusive. Hors des sentiers battus, c'est un pays rugueux et introverti. Inquiet et miné par des années de flicage mutuel. Mais pour les voyageurs que ne rebutent pas les incertitudes des transports, quelques baratineurs un peu trop indiscrets, c'est un pays offert, où la providence pourvoit à l'aléa bien mieux que n'importe quel tour operator. Et qui réserve de belles pépites aux curieux.*
* Cet article n'a pas été subventionné par l'ATCE !

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