La récente évasion du peuple de Gaza est un spectacle héroïque, du jamais vu depuis le soulèvement du ghetto de Varsovie et la chute du mur de Berlin. Alors qu’en Cisjordanie, le plan d’Ariel Sharon d’emmurer la population et de lui voler sa terre et ses ressources a pratiquement réussi ─ il ne manque plus qu’un Vichy palestinien pour clore ─ les gens de Gaza ont défié leurs bourreaux pendant un bref laps temps, ce qui promet qu’ils recommenceront. Leur réussite est un symbole qui touche profondément des vies et des espoirs partout dans le monde.
« Notre destin [celui voulu par Sharon] », écrit le Palestinien Karma Nabulsi, « était la vision hobbesienne d’une société anarchique : tronquée, violente, impuissante, détruite, craintive, contrôlée par des milices disparates, des gangs, des idéologues religieux et des extrémistes, divisée par des tribalismes ethniques et religieux, et cooptée [par] des collabos. Regardez l’Irak aujourd’hui ─ voilà ce qu’il avait en magasin pour nous et il a presque réussi. »
Les expérimentations d’Israël et des Etats-Unis d’Amérique dans la souffrance massive ont presque atteint leur but. Il y a eu First Rains (Premières pluies), le nom de code d’une horreur de chaque nuit, avec des bangs supersoniques qui rendaient fous les enfants de Gaza. Il y a eu Summer Rains (Pluies d’été), déluge de bombes et de missiles sur des civils, puis des exécutions extrajudiciaires, et enfin l’occupation des terres. Ehud Barak, l’actuel ministre israélien de la défense, a essayé toutes les sortes de blocus : plus d’électricité pour les pompes à eau potable et l’épuration, les incubateurs des enfants prématurés et les appareils à dialyse, plus de pétrole ni de nourriture pour une population d’enfants mal nourris pour la plupart. Tout cela accompagné du bourdonnement hypocrite incessant des radios et des politiciens occidentaux, une voix couvrant l’autre, platitude après platitude, tribunes de la « communauté internationale », dont le but n’est pas d’aider les victimes, mais de présenter une occupation incontestablement illégale comme « contestée », et condamner une Autorité palestinienne démocratiquement élue comme composée de « militants du Hamas », qui « refusent de reconnaître le droit à l’existence d’Israël », alors que c’est Israël qui refuse, à l’évidence, de reconnaître le droit des Palestiniens à exister.
« Ce qui est caché à l’opinion publique [israélienne] » écrit le 26 janvier dernier Uri Avnery, un des fondateurs de Gush Shalom, le mouvement israélien pour la paix, « est que le lancement de Qassams [les roquettes de Gaza] pourrait être stoppé demain. Il y a plusieurs mois, le Hamas a proposé un cessez-le-feu. Il a répété son offre cette semaine… Pourquoi notre gouvernement ne saute-t-il pas sur cette proposition ? C’est simple : pour passer un tel accord, il faut parler au Hamas… Or il est plus important de boycotter le Hamas que de mettre un terme à la souffrance de Sderot. Tous les medias relaient complaisamment ce prétexte. » Il y a longtemps, le Hamas a offert à Israël un cessez-le-feu de dix ans et a reconnu, depuis lors, la « réalité » de l’Etat juif. Ce n’est presque jamais rapporté à l’Ouest.
L’inspiration soulevée par l’évasion palestinienne de Gaza a été théâtralement démontrée par la star égyptienne du foot Mohamed Aboutreika. Venu soutenir son équipe, qui l’emportait par 3-0 contre le Soudan dans la Coupe d’Afrique des nations, il a soulevé son maillot, dévoilant un T-shirt sur lequel était écrit en anglais et en arabe : « Compatissez avec Gaza ». La foule, debout, a applaudi, et des centaines de milliers de gens tout autour de la terre lui ont dit leur soutien, ainsi qu’à Gaza. Un journaliste égyptien, membre d’une délégation de journalistes sportifs protestant auprès de la Fifa contre le carton jaune infligé à Aboutreika, a déclaré : « De telles actions font tomber beaucoup de murs, des murs de silence, des murs dans nos têtes. »
Dans les « murdochracies », qui considèrent la plus grande partie du monde sous l’angle de l’utilitarisme et le reste comme bon à jeter, nous en avons peu conscience. La sélection des nouvelles est affolante et suscite le désarroi. Le cynisme d’un groupe d’opportunistes identiques prétendant à la Maison blanche est donné pour respectable puisque chacun d’entre eux rivalise dans son soutien au despotisme guerrier du régime de Bush. John McCain, le républicain qui sera presque certainement désigné comme candidat à la présidence, veut « une guerre de cent ans ». Du côté des candidats démocrates en lice, le fait que l’une soit une femme et l’autre un homme noir, n’a absolument aucune importance : Condoleeza Rice la fanatique est à la fois femme et noire. Regardez le sombre monde qui soutient Hillary Clinton : vous trouvez les préférés de Monsanto, cette compagnie productrice de l’Agent Orange, le défoliant de guerre qui continue à détruire le Vietnam. L’un des conseillers secrets en chef de Barack Obama est Zbigniew Brzezinski, l’architecte de l’Opération Cyclone en Afghanistan, qui a produit le jihadisme, al-Qaida et le 11 septembre..
Ce cirque pernicieux est resté muet sur la Palestine et sur Gaza, et sur presque tout ce qui importe, dont l’annonce suivante, peut-être la plus importante du siècle : « La première utilisation des armes nucléaires doit rester dans le carquois d’escalade [sic] comme le moyen ultime de prévenir le recours aux armes de destruction massive. » Il faut lire plus d’une fois ces mots, qui provoquent l’incrédulité. Ils viennent d’une note écrite par cinq des plus hauts chefs militaires occidentaux, un Américain, un Anglais, un Allemand, un Français et un Hollandais, qui participent à la direction du club connu sous le nom d’OTAN. Ils sont en train de dire que l’Occident devrait utiliser l’arme atomique contre les pays détenteurs d’armes de destruction massive ─ excepté, évidemment, l’arsenal nucléaire occidental. User de l’arme atomique sera nécessaire parce que « les valeurs et le mode de vie occidentaux sont menacés ».
D’où vient la menace ? « De là », disent les généraux.
Où ? Dans « le monde brutal ».
Le 21 janvier, à la veille de l’annonce faite par l’OTAN, Gordon Brown a été plus orwellien qu’Orwell. Il a dit que « la course pour davantage et de plus grands stocks de destruction nucléaire [sic] est dépassée ». La raison qu’il donne est que « la communauté internationale » (essentiellement l’Occident) est confrontée à de « sérieux défis ». L’un de ces défis est l’Iran, qui n’a pas d’armes nucléaires et pas de programme pour en construire, selon le rapport du National Intelligence Estimate (NIE), qui rassemble bon nombre des services de renseignements américains. C’est en contradiction flagrante avec la Grande-Bretagne de Brown, qui, au mépris du Traité de non-prolifération, a autorisé un arsenal nucléaire entièrement nouveau de missiles Trident, pour un coût qui devrait atteindre £ 25 milliards de livres sterling. En fait, Brown était en train de menacer l’Iran au profit du régime de Bush, qui veut attaquer ce pays avant la fin de son année présidentielle.
Jonathan Schell, l’auteur du célèbre Fate of the Earth, démontre une évidence irréfutable dans son dernier ouvrage, The Seventh Decade : the New Shape of Nuclear Danger : la guerre nucléaire est passée au centre de la politique étrangère occidentale même si l’ennemi est une invention. En réponse, la Russie a commencé à restaurer son arsenal nucléaire. Robert McNamara, le secrétaire d’Etat à la défense pendant la crise cubaine, décrit cela comme « bientôt l’apocalypse ». Le mur démantelé par les jeunes Allemands en 1989 et vendu par morceaux aux touristes se reconstruit dans l’esprit d’une nouvelle génération.
Pour les régimes de Bush et de Blair, l’invasion de l’Irak et la campagne contre le Hamas, l’Iran et la Syrie sont vitales pour fabriquer cette nouvelle « menace nucléaire ». L’effet de l’invasion de l’Irak, affirme une étude citée par Noam Chomsky, est « une multiplication par sept du taux annuel d’attaques jihadistes fatales ».
Voici le « monde brutal » de l’OTAN
Evidemment, le mur le plus haut et le plus ancien est celui qui « nous » sépare d’« eux ». Aujourd’hui, on le décrit comme un profond fossé entre les religions ou comme « une guerre des civilisations ». Ce sont des concepts faux, propagés par des milieux universitaires et journalistiques occidentaux, afin de procurer ce qu’Edward Saïd a appelé « les autres » – une cible identifiable pour la peur et la haine, justifiant l’invasion et le pillage économique. En fait, les fondations de ce mur avaient été posées il y a plus de 500 ans, lorsque les privilèges de « la découverte et de la conquête » avaient été accordés à Christophe Colomb dans un monde que le pape alors tout puissant considérait comme sa propriété, et dont il disposait à sa guise.
Rien n’a changé. La Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l’Organisation mondiale du commerce, et maintenant l’OTAN, jouissent des mêmes privilèges de conquête au profit de la nouvelle papauté de Washington. Le but est ce que Bill Clinton appelait « l’intégration de pays dans la communauté du libre marché global », dont les règles, notait le New York Times, « exigent des Etats-Unis qu’ils s’impliquent plus à fond que jamais auparavant dans les problèmes de plomberie et de circuits électriques des affaires internes des autres nations. »
Ce système de domination moderne exige une propagande sophistiquée, qui présente ses objectifs comme bénins, et même comme « visant à promouvoir la démocratie en Irak », comme l’ont affirmé des cadres de la BBC répondant à des auditeurs sceptiques. Que « nous » à l’Ouest, ayons le droit d’exploiter sans entrave les économies et les ressources du monde pauvre, tout en maintenant des barrières tarifaires et des subventions d’Etat, est enseigné comme un savoir sérieux dans les départements économiques des universités de pointe. C’est du néolibéralisme ─ le socialisme pour les riches, le capitalisme pour les pauvres. « Plutôt que de reconnaître », a écrit Chalmers Johnson, « que le marché libre, les privatisations et toutes ces politiques sont contraires à l’histoire, que c’est un non-sens économique, les chantres du néolibéralisme ont aussi ressuscité une vieille explication du 19e siècle, et néo-nazie, à l’échec du développement ─ à savoir la culture.”
Ce qui est rarement débattu, c’est que le libéralisme comme idéologie ouverte et violente, est en train de détruire le libéralisme comme réalité. La haine des musulmans est largement propagée par ceux qui revendiquent la respectabilité de ce qu’ils appellent « la gauche ». En même temps, les opposants à la nouvelle papauté sont systématiquement salis, comme on l’a vu dans les fausses accusations de narcoterrorisme portées contre Hugo Chávez. Une fois qu’elles ont passé dans le débat public, les calomnies empêchent de critiquer authentiquement le Venezuela de Chávez et préparent le contexte pour une agression.
C’est le rôle qu’a joué le journalisme dans l’invasion de l’Irak et la grande injustice en Palestine. C’est aussi un mur, sur lequel Aldous Huxley, décrivant son utopie totalitaire dans Le Meilleur des mondes, aurait pu écrire : « L’opposition est hérésie. Le fatalisme est idéal. Le silence est préféré. » Si le peuple de Gaza peut désobéir à tous les trois, pourquoi pas nous ?
13 février 2008 John Pilger
Traduction par Diane pour le Grand Soir
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