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Friday, February 29, 2008

Mémoire d’un enfant palestinien
de la Naqba de 1948



Ce texte a été publié en 1988 dans la « Revue d’Etudes
Palestinienne » en hommage à Khalil Al-Wazir, alias
Abou Jihad, l’un des fondateurs avec Yasser Arafat du
Fatah, et qui venait d’être assassiné en avril 1988
par un commando israélien devant sa famille en
Tunisie.

Ce témoignage d’Abou Jihad fut publié sous le titre «
Hommage à Abou Jihad ». Or nous pouvons peut-être
l’actualiser en le nommant « Mémoire d’un enfant
palestinien de la Naqba de 1948 », et proposer que ce
texte soit aussi étudié, pas uniquement en classe de
CM2, mais aussi dans les cabinets du président de la
république et de ses ministres. Peut-être que nos
dirigeants feront alors quelque chose pour arrêter les
horreurs du présent avant de penser à celles de
l’avenir.


Hommage à Abou Jihad
Ou
Mémoire d’un enfant palestinien de la
Naqba de 1948



« Je ne peux oublier… »

« Je me souviens comme si c'était hier du jour où les
forces sionistes ont attaqué Jaffa. Les Arabes de
cette ville envoyèrent quelques voitures et des
camions chez nous à Ramleh. "De l'aide pour Jaffa !
De l'aide pour Jaffa !", criaient-ils. Je vois encore
les hommes et les femmes de Ramleh montant dans les
voitures et les camions. L'un d'eux avait un très
vieux revolver, quelques couteaux et des gourdins.
Nous nous portions ainsi secours les uns aux autres.
Nous savions que les juifs attaqueraient Ramleh et
Lodd s'ils arrivaient à prendre Jaffa. C'est
exactement ce qui arriva. Une nuit ils encerclèrent
Ramleh et Lodd et ils y parvinrent aisément parce que
les soldats jordaniens s'étaient retirés sans
combattre. Nous étions encerclés et seuls.

Nos gens ne pouvaient se battre - avec quoi
l'auraient-ils fait, nous n'avions pas d'armes. Le
maire et une délégation municipale se rendirent auprès
des commandants juifs. Le maire leur dit : "D'accord,
vous pouvez entrer dans la ville, mais vous ne devez
ni faire du mal aux gens ni prendre des prisonniers ;
et vous devez permettre aux gens de rester dans leurs
maisons et d'y vivre normalement". Les juifs lui
répondirent "non". Ils voulaient que nous quittions
nos maisons, que nous abandonnions notre ville.

Après notre décision de ne pas bouger, Ramleh et Lodd
furent soumis au tir de l'artillerie. Je ne peux
oublier ce qui alors se passa.
Le toit de notre maison fut touché. Nous étions au
rez-de-chaussée.
Puis un autre obus tomba dans la rue, et notre porte
vola en éclats.
Les obus tombaient partout sur la ville, et le maire
demanda à la population d'aller se mettre à l'abri
dans les mosquées et les églises.

Nous vivions dans la partie chrétienne de Ramleh et
nous nous hâtâmes vers l'église des catholiques. C'est
à ce moment que certains de nos voisins furent tués
par les obus.

Nous vécûmes deux jours dans l'église avant que les
juifs n'entrent dans la ville. Hommes, femmes et
enfants, nous dormions collés les uns aux autres. On
ne pouvait pas poser le pied entre les corps tant ils
étaient serrés. Quand les juifs entrèrent dans la
ville, je montai au cinquième étage. A travers les
volets, je les vis de mes yeux abattre des femmes et
des enfants qui étaient encore dans la rue. Je ne peux
l'oublier. Puis je regardai les soldats juifs entrant
dans nos maisons, défonçant ou cassant les portes et
faisant feu à l'intérieur.
Parfois, ils en faisaient sortir des gens qu'ils
abattaient dans la rue.

Dans l'église les gens pleuraient. Certains criaient
"Deir Yassine, Deir Yassine". Nous étions convaincus
que nous allions être à notre tour massacrés. Le
prêtre confectionna un drapeau blanc et quand les
soldats juifs se dirigèrent vers l'église, il sortit à
leur rencontre. Puis il y revint avec eux. Ils nous
dirent : "Les mains en l'air". Tout le monde
s'exécuta. Alors ils commencèrent à nous trier. Ils
nous dirent qu'ils voulaient tous les jeunes et les
hommes âgés de quatorze à quarante cinq ans. Puis ils
les emmenèrent vers les prisons et les camps de
détention. Seuls demeuraient les enfants, les femmes
et les vieux.

Le lendemain, les juifs nous autorisèrent à regagner
nos maisons, et je n'oublierai jamais ce qui arriva
alors. Durant la nuit, les soldats juifs firent plus
de dix fois irruption dans notre maison. Ils
forçaient leur chemin et mettaient tout sens dessus
dessous. Ils disaient qu'ils cherchaient des armes. En
réalité, ils visaient - c'était partie de leur
politique - à nous donner un sentiment permanent de
panique et d'insécurité. C'était leur tactique pour
nous faire fuir nos maisons et notre patrie. Ma
grand-mère était à l'époque très vieille et très
malade. A chaque fois que les juifs débouchaient dans
notre maison, ils tiraient brutalement les couvertures
de son lit. Quand ils réalisèrent néanmoins que malgré
tout nous n'avions pas l'intention de bouger, ils
devinrent de plus en plus agressifs.

Deux jours plus tard, ils firent une annonce par
haut-parleurs. Ils nous ordonnèrent de quitter nos
maisons et de nous rassembler en certains points de la
route. Ils dirent qu'ils préparaient des autobus pour
nous emmener à Ramallah. Nous passâmes ainsi trois
jours au bord du chemin. La nuit, ils tiraient
au-dessus de nos têtes. Le deuxième jour, comme les
autobus n'arrivaient pas, ils donnèrent l'ordre aux
vieux de marcher vers Ramallah. Je restai seul avec
trois de mes frères - l'un d'eux était encore un
nourrisson -, mes trois soeurs, ma mère, ma grand-mère
et ma tante.

Le troisième jour, les autobus arrivèrent. Nous avions
quelques sacs avec nous. Dans l'un d'eux du pain, du
fromage et un pyjama neuf dont j'étais très fier.
Lorsque les juifs nous dirent que nous ne pourrions
pas emporter nos sacs, je tentai d'en sortir le pain,
le fromage et mon nouveau pyjama. Innocent comme un
tout jeune enfant, je m'adressai au chauffeur. Je lui
dis en hébreu : " Monsieur, je veux emporter un peu de
nourriture ", et je désignai l'un de nos sacs. Il me
dit "d'accord, d'accord". Lorsque j'y glissai ma main
il y eut des cris d'énervement en hébreu. A cet
instant, ma mère me tira brutalement contre sa
poitrine. Elle avait vu un soldat juif qui me mettait
en joue. Il tira plusieurs fois. J'aurais été
probablement abattu si ma mère n'avait pas vu ce qui
se passait. Les balles me manquèrent, mais touchèrent
l'un de nos voisins de la famille al-Marsala à la
jambe. Il vit aujourd'hui à Amman. Si vous allez le
voir, il vous racontera comment les balles qui l'ont
touché sont le sacrifice qu'il fit pour la vie de
Khalil al-Wazir !

A quelque 16 kilomètres de Ramallah, les juifs firent
stopper les autobus et nous ordonnèrent de descendre
et de continuer à pied. "Ramallah est par là, vous
devez couper à travers ces vallées et ces collines.
"Nous nous mîmes en marche, lentement. Quelques-unes
des femmes étaient vieilles et malades, et il fallait
qu’elles s'arrêtent toutes les cinq minutes pour
reprendre leur souffle. D'autres qui étaient en
meilleure forme étaient quand même épuisées car elles
portaient leurs enfants.

La deuxième nuit, les juifs nous bombardèrent au canon
et au mortier. Nous commençâmes par nous mettre à
l'abri derrière les rochers. Mais comme le
bombardement se prolongeait, tout le monde commença à
pleurer et à paniquer... et nous nous mîmes à courir,
courir, courir jusqu'à Ramallah.

Je n'oublierai jamais. Des mères abandonnèrent leurs
enfants : elles ne pouvaient plus les porter plus
loin. Même ma tante conseilla à ma mère de laisser
quelques-uns de mes frères et sœurs. Ma mère portait
trois enfants. Ma tante lui dit "Tu ne eux pas courir
avec trois enfants. Tu vas te faire tuer. Laisses-en
deux et nous enverrons des secours les reprendre dès
que nous atteindrons Ramallah". Ma mère refusa. Elle
me dit : "Khalil, tu n'as que douze ans et tu n'es pas
bien fort, mais penses-tu pouvoir porter l'une de tes
sœurs et courir ?" Je répondis "oui" et c'est ce que
je fis. Des enfants furent abandonnés car il n'y
avait personne pour les porter ; d'autres parce que
leur mère avait été tuée. Comment l'oublier ?

Il n'y avait pas de troupes arabes dans le secteur, ni
soldats réguliers, ni volontaires, aucun contingent
arabe d'aucune sorte. Les juifs savaient qui nous
étions et où nous nous trouvions. L'attaque était
délibérée et calculée et avait un seul objectif. Ils
voulaient être sûrs que nous arriverions à Ramallah
dans un grand état de panique et de détresse. Ils
espéraient que notre état, ce que nous raconterions,
inciterait d'autres pris de panique à quitter leurs
foyers. Ce n'était qu'une partie de la stratégie
intelligente et réussie des sionistes pour nous forcer
à abandonner notre patrie sous l'effet de la peur.

Je sais que cela peut vous sembler difficile à croire,
mais c'est ce qui est arrivé. »

Quarante ans plus tard, l'enfant qui avait réussi à
atteindre Ramallah fut rejoint par ses tueurs et
assassiné à son domicile de Sidi-Bou-Saïd, dans la
banlieue de Tunis à l'aube du 15 avril 1988.
Auparavant Khalil al-Wazir était devenu Abou Jihad, et
il n'avait "jamais oublié".

Ce témoignage est extrait de l'ouvrage d'Aran Hart, «
Arafat, Terrorist or Peacemaker ? » Londres, 1984, p.
91 et s.



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