Tunisie: ne leur parlez plus d'Ennahda
Chômage, terrorisme djihadiste, sectarisme... Le bilan des islamistes, au
pouvoir depuis 2011, détourne d'eux une partie de leurs électeurs. Près de
trois ans après la révolution, le pays, en pleine crise politique, cherche
toujours sa voie vers une démocratie apaisée.
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Des centaines de personnes ont manifesté lundi matin
sur l'avenue Habib Bourguiba, à Tunis, à l'appel du Syndicat national des
forces de sécurité intérieures (SNFSI) , pour réclamer du gouvernement des
moyens pour combattre "le terrorisme" après plusieurs attaques meurtrières.
Augustin Le Gall pour L'Express
Voilà trois jours qu'elle porte les vêtements de son
fils - son pantalon de jogging, son bonnet, son écharpe rouge et blanche, aux
couleurs de la Tunisie, et même sa veste, trop grande pour elle, qui exhale
encore son parfum. Le 23 octobre, Socrate
Cherni, lieutenant de la garde nationale âgé de 28 ans, a été tué par des
"terroristes" lors d'une mission de reconnaissance à Sidi
Ali Ben Aoun, dans le centre du pays. D'une voix presque inaudible, le
regard absent, sa mère murmure qu'à la morgue elle a imprégné le foulard d'un
peu de son sang...
Augustin Le Gall pour L'Express
Au Kef, la ville natale de Socrate, une banderole
honore la mémoire du gendarme, tué avec cinq de ses camarades. Le maire a
proposé qu'une place porte son nom, ainsi que la rue où il a grandi. Dans la
petite chambre de son jeune frère disparu, Majdoline dispose sur le lit une
vingtaine de certificats et de lettres de félicitations de la part du ministère
de l'Intérieur pour ses faits d'armes, après seulement quatre ans de carrière :
"C'est un martyr de la nation, soufflet-elle, la gorge nouée. Il aimait
son pays. Il était droit. Il voulait éliminer les criminels." L'officier
avait suivi une formation à l'antiterrorisme en Turquie et devait être bientôt
promu capitaine. Il était devenu une cible, selon sa soeur, car il avait mis au
jour un réseau djihadiste. Le père de Socrate va plus loin et accuse les islamo-conservateurs du parti Ennahda (Renaissance), qui
dominent la coalition gouvernementale, de laxisme vis-à-vis des groupes
radicaux que traquait son fils. "En Tunisie, s'emporte-t-il, quand on est
pour la République, la vraie, on est assassiné. Je vais porter plainte contre
cet idiot de Premier ministre, Ali Larayedh. Pour moi, c'est lui qui l'a tué." Le 24
octobre, jour des funérailles, une marée humaine a défilé dans les rues de
cette cité de 45 000 habitants. Du jamais-vu au Kef. En marge des obsèques,
dans le centre ville, le local d'Ennahda a été saccagé et incendié.
Dans ce pays qui a inauguré les révolutions arabes, en renversant le dictateur Zine
el-Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011, une majorité de Tunisiens
rendent le parti Ennahda responsable de la montée du terrorisme. Et pour cause.
Pendant plus d'un an, de jeunes barbus et des casseurs ont attaqué avec violence des
manifestations artistiques et culturelles, des débits de boissons alcoolisés,
et même l'ambassade américaine à Tunis, en septembre 2012, sans que le nouveau
régime s'en inquiète outre mesure. "Ils me rappellent ma jeunesse",
avait minimisé Rached Ghannouchi, à la tête d'Ennahda, surnommé
le"cheikh".
"Ennahda a joué au Docteur Frankenstein",
juge Zyed Krichen, directeur de la rédaction du quotidien Le
Maghreb. Les leaders du mouvement ont fait le pari qu'ils pourraient
manipuler les extrémistes. "A l'époque, il nous semblait difficile de nous
démarquer d'un courant politique qui se réfère lui aussi à l'islam, reconnaît
Ajmi Lourimi, un cadre d'Ennahda. Nous avons sous-estimé le danger que les salafistes représentaient pour la société.
Et nous ne voulions pas appliquer les mauvaises méthodes du "tout
sécuritaire" qui prévalaient sous Ben Ali." Le ministre des Droits de
l'homme et de la Justice transitionnelle, Samir
Dilou, admet, lui aussi, des erreurs: "Des mois précieux ont été
perdus, explique-t-il à L'Express, et cela a donné une avance aux terroristes.
En 2011, notamment, ils ont pu aller et venir entre la Tunisie et la Libye,
après la chute du régime de Kadhafi, afin d'amasser des armes et de se
préparer. Face au terrorisme, qui bénéficie de la faiblesse de l'Etat, nous
avons une obligation de résultat. Pour cela, nous devons consolider les
institutions."
En attendant que les
politiques s'accordent, la société semble déboussolée
Aujourd'hui, le groupuscule salafiste Ansar al-Charia est interdit et ses séides sont pourchassés.
Les forces de l'ordre, stigmatisées au lendemain de la révolution pour leur
rôle au sein du régime Ben Ali, dénoncent un manque de moyens pour lutter
contre la mouvance islamiste armée. Le Syndicat national des forces de sécurité
intérieure (SNFSI) va jusqu'à contester ouvertement le pouvoir et réclame le
limogeage de responsables du ministère de l'Intérieur nommés par les
islamistes. Le 18 octobre, ses partisans, en civil et en uniforme, ont conspué
le chef de l'Etat, Moncef
Marzouki, le Premier ministre et le président de l'Assemblée nationale
constituante, Mustapha ben Jaafar, venus participer à un hommage solennel à des
gendarmes tués par un groupe djihadiste. De tels éclats, qui ne font pas
l'unanimité parmi les policiers, alimentent les rumeurs sur les intentions d'un
appareil sécuritaire qui n'a guère évolué depuis le départ du dictateur. Pour
autant, personne n'imagine un coup de force, comme celui mené contre les Frères
musulmans en Egypte, où le poids politique de l'armée est déterminant.
Le 24 octobre, à Tunis, Ennahda mobilise ses partisans
contre la violence.
Augustin Le Gall pour L'Express
En attendant que les leaders politiques s'accordent sur l'avenir,
la société tunisienne semble déboussolée. Après les années Ben Ali, Nada
Hamrouni, 23 ans, rêvait d'un pays de paix et de liberté. Aux élections
d'octobre 2011, qui ont suivi la révolution, cette étudiante en langue et
civilisation françaises a choisi un bulletin Ennahda. Dans son quartier, Intilaka, une banlieue populaire de Tunis, près de 1
électeur sur 2 a fait de même. "Je ne voulais pas qu'ils appliquent la
charia, explique-t-elle, mais je voulais porter librement le voile et j'étais
sûre de pouvoir le faire avec un parti islamique au pouvoir." A l'époque,
un hidjab noir lui couvre les cheveux, ce qui n'est guère apprécié par ses
parents, enseignants de gauche. Peu à peu, Nada tire un trait sur le théâtre et
le basket, qu'elle pratique depuis sept ans.
A l'université, on la regarde de travers. "Avec
mon voile, confie-t-elle, j'étais cataloguée comme une partisane d'Ennahda. La
politique a tout envahi, au point de classer chacun en ami ou en ennemi. Ce
n'est pas ma Tunisie, où la femme est libre." Nada a perdu ses illusions
et enlevé son voile: "Nous n'avons pas fait la révolution pour ouvrir la
voie aux salafistes. Je n'aurais jamais imaginé que des policiers et des militaires
se feraient tuer par des terroristes."
Ils sont nombreux, comme Nada, à être déçus d'Ennahda,
seul parti islamo-conservateur encore au pouvoir dans un pays des
"printemps arabes", élu démocratiquement avec 37 % des suffrages en
2011.
A l'époque, les Tunisiens voulaient en finir avec un
régime corrompu, qui privilégiait les intérêts particuliers et spoliait les
entreprises. Surtout, la plupart des partis ne réunissaient que quelques
centaines de militants, sauf Ennahda, héritière d'un mouvement qui s'est
structuré durant les années 1970 avant d'être durement réprimé par le pouvoir
dans les années 1980 et 1990.
"Ils n'ont fait que
penser à eux en s'implantant partout, pour être sûrs de ne plus partir"
"Ennahda n'a pas participé à la révolution du 14
janvier 2011, rappelle Zyed Krichen. Mais la chute de la dictature a permis la
résurrection du mouvement. Il a suffi de quelques appels pour le sortir de la
clandestinité et l'organiser, quartier par quartier. Les islamistes, ces gens
pieux, ont rassuré beaucoup d'électeurs." Leur écrasante victoire les a vite décomplexés: alors que
leur mandat consistait à établir une nouvelle Constitution, ils se sont crus
investis du pouvoir de changer la société et de rompre avec les réformes
émancipatrices de Habib
Bourguiba, père de l'indépendance. Face à une administration rétive, les
islamistes n'ont cessé de nommer des fidèles, notamment à la tête des
gouvernorats, des entreprises publiques ou des médias nationaux, donnant ainsi
l'impression qu'un clan en remplaçait un autre. L'opposition exige de revenir
sur ces nominations d'ici aux prochaines élections. "Pendant presque deux
ans, ils n'ont fait que penser à eux en s'implantant partout, pour être sûrs de
ne plus partir", accuse Bochra
Bel Hadj Hmida, membre du bureau exécutif de Nidaa Tounès
(l'Appel de la Tunisie), principal parti de centre droit. Dans l'avant-projet
de loi constitutionnelle, Ennahda a aussi tenté, sans succès, d'introduire des
marqueurs idéologiques, comme la charia ou un texte sur la
"complémentarité de la femme". Pendant ce temps-là, l'économie
souffre, des entreprises sont à l'arrêt et le chômage progresse. La déception,
aujourd'hui, est à la mesure de l'espoir d'hier : selon les sondages, Ennahda
serait désormais crédité d'environ 30 % des voix.
Dans son cabinet d'avocat, où des centaines de livres
recouvrent les murs, Abdelfattah
Mourou porte un regard doux-amer sur ce parti dont il a cofondé le
mouvement d'origine en 1969. "Ennahda ne s'est pas ouvert aux Tunisiens
qui ne sont ni laïques ni islamistes, observe-t-il. Certains de nos
responsables, longtemps en prison ou en exil, n'ont pas compris que le pays
avait changé et que cela les obligeait à changer eux-mêmes." Mourou, bien
que vice-président, est un franc-tireur. Il dit avoir réclamé, en vain, dès la
refondation du parti après la révolution, de procéder à une séparation nette de
ce qui relève de l'activité politique et du culte religieux. Aujourd'hui, il
conseille à son parti une cure d'opposition "de cinq à dix ans", afin
d'opérer sa mue : "On doit avoir 18 ans pour porter la barbe, or certains,
éblouis par le pouvoir, voudraient l'avoir dès la naissance !"
L'urgence, pour lui, consiste à réinvestir l'action
sociale et les mosquées, où les salafistes se sont imposés.
Le vice-président d'Ennahda, Abdelfattah Mourou
recommande à son parti une cure d'opposition de "cinq à dix ans".
Augustin Le Gall pour L'Express
Sous la pression des chancelleries occidentales, en
particulier, certains responsables d'Ennahda semblent avoir compris leur
responsabilité historique. La crainte d'une répression semblable à celle subie,
au Caire, par les Frères musulmans est leur cauchemar. "Il faut accélérer
le processus afin de rendre irréversible la transition démocratique, quitte à
perdre les élections", explique Hamadi Jebali, ancien Premier ministre et secrétaire général
d'Ennahda, qui a remis sa démission en février dernier, après l'assassinat du député de gauche Chokri Belaïd. Le même
Jebali a, le premier, proposé un gouvernement de technocrates. Les temps ont
bien changé: au lendemain des élections de 2011, le même homme, fanfaronnant
devant des militants, professait l'avènement d'un nouveau califat...
"Après
cinquante-six ans de parti unique, nous devons passer par des coalitions"
A l'issue des prochaines élections - dans six mois, au
plus tôt - le parti Ennahda pourrait-il intégrer une future coalition ? Nidaa
Tounès, le mouvement de centre droit favori des sondages, n'y semble pas
hostile. "Personne ne peut gouverner seul, confie Bochra Bel Hadj Hmida.
Après cinquante-six ans de parti unique, nous devons passer par des coalitions,
avant d'entrer dans de véritables alternances." Attribués à des
djihadistes, les assassinats des parlementaires de l'opposition, Chokri Belaïd
et Mohamed Brahmi, en février et en juillet 2013, ont paralysé la vie
politique. Depuis le 25 octobre, malgré le climat de défiance, les discussions
entre Ennahda et l'opposition ont enfin commencé: le Premier ministre a
accepté, par écrit, de laisser la place, d'ici à la mi-novembre, à un cabinet
apolitique composé d'experts indépendants. De son côté, l'Assemblée nationale
constituante doit finaliser le projet de Constitution - dont l'établissement
accuse un an de retard - et désigner une commission chargée d'organiser de
nouvelles élections. Ce calendrier a déjà pris du retard, tant la méfiance
reste grande entre les partis. Mais le climat sécuritaire l'exige: le 30
octobre, deux attaques-suicides - ratées -, à Monastir et à Sousse, ont,
pour la première fois, frappé le littoral touristique.
Le président de la République a prolongé de huit mois,
jusqu'à la fin de juin 2014, l'état d'urgence en vigueur depuis la révolution. La tâche
du prochain gouvernement ne sera pas mince: il devra poursuivre la lutte contre
le terrorisme et instaurer un climat favorable à la tenue d'élections
transparentes. La Tunisie, pays où est né le mouvement des "printemps
arabes", n'a pas le droit à l'échec.
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